L’impérialisme canadien secoué par la débâcle américaine en Afghanistan

Le départ humiliant, la semaine dernière, des dernières troupes occidentales de l’«aéroport international Hamid Karzai» de Kaboul a mis un terme ignominieux à la tentative de conquête et d’occupation impérialiste américaine de l’Afghanistan, qui s’est étendue pendant deux décennies. Les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN ont dépensé plus de 2000 milliards de dollars pour soutenir le régime fantoche de Washington à Kaboul, mais une fois privé du soutien au combat du Pentagone, ce dernier s’est effondré comme un château de cartes devant l’avancée des talibans. Cela s’explique par le fait que les masses afghanes identifient ce régime à toute la vénalité et la brutalité de l’asservissement néocolonial de leur pays: tortures et arrestations musclées, gouvernement d’une élite corrompue, massacre gratuit de civils par drones et autres frappes aériennes.

D’amères récriminations ont éclaté au sein de l’établissement politique et de l’appareil militaro-sécuritaire américain sur le thème de savoir «qui a perdu l’Afghanistan». Tant à Berlin qu’à Paris, la défaite américaine en Afghanistan est présentée comme un nouvel argument pour justifier la nécessité pour les puissances impérialistes européennes d’accroître leur puissance militaire et de se donner les moyens d’agir indépendamment de Washington et, si nécessaire, de s’y opposer.

Toutefois, en dehors de Washington et de Wall Street, c’est assurément l’élite impérialiste dirigeante au Canada qui encaisse le coup le plus dur avec l’effondrement du régime de Kaboul.

Artilleurs canadiens tirant avec un obusier M777 de 155 mm (Photo: Wikipedia/Spc. Keith D. Henning – Domaine public) [Photo: Spc. Keith D. Henning]

Étant donné la dépendance de huit décennies de l’impérialisme canadien à l’égard de l’alliance militaro-stratégique canado-américaine pour la poursuite de ses propres intérêts et ambitions mondiales, tout revirement géostratégique, militaire ou économique sérieux de Washington le met en péril. Mais si la débâcle américaine en Afghanistan porte un coup aussi dur à son partenaire junior au nord, c’est parce que la classe dirigeante canadienne – avec le soutien de l’ensemble des factions de l’établissement politique, qu’elles se présentent de «gauche» ou de «droite», fédéraliste ou souverainiste québécois – est elle-même fortement investie dans la guerre en Afghanistan.

Au cours de deux décennies, l’impérialisme canadien a dépensé beaucoup de «sang et d’argent» pour faire la guerre en Afghanistan et soutenir le régime néocolonial de Kaboul.

La guerre d’Afghanistan a été le plus important déploiement militaire des Forces armées canadiennes (FAC) depuis la guerre de Corée, et est finalement devenue la plus importante et la plus longue depuis la Deuxième Guerre mondiale. Quelque 40.000 soldats canadiens ont servi en Afghanistan, 158 membres des FAC y ont perdu la vie, et plus de 100 anciens combattants se sont suicidés par la suite. Parmi les occupants étrangers, seuls les États-Unis et la Grande-Bretagne ont perdu plus de soldats que le Canada dans cette guerre. Selon les estimations du gouvernement, le coût total de l’intervention militaire canadienne échelonnée sur 12 ans en Afghanistan, de 2001 à 2014, s’élève à plus de 18 milliards de dollars. Ottawa a en plus fourni au régime de Kaboul 3,6 milliards de dollars en «aide internationale» pendant les deux décennies d’occupation américaine, l’Afghanistan ayant été le plus grand ou l’un des plus grands bénéficiaires de l’aide canadienne tous les ans depuis 2014.

L’encouragement du militarisme et la fin du mythe de la vocation «pacifiste» du Canada

L’impérialisme américain s’est servi des attaques terroristes du 11 septembre comme prétexte pour lancer une guerre en Afghanistan – une guerre dont les plans étaient déjà bien avancés. Son objectif était de s’emparer des immenses réserves de pétrole et de gaz d’Asie centrale, qui, avant la dissolution de l’Union soviétique, étaient inaccessibles aux géantes pétrolières américaines, et d’établir de nouvelles bases militaires à partir desquelles projeter la puissance des États-Unis en Asie, surtout contre l’Iran, la Chine et la Russie.

En se joignant à la guerre en Afghanistan et en y jouant un rôle majeur, l’élite dirigeante du Canada avait deux objectifs.

Premièrement, elle voulait démontrer à Washington qu’Ottawa restait un partenaire fiable dans des conditions où l’impérialisme américain déclenchait des niveaux de violence militaire sans précédent dans le monde entier dans une tentative désespérée de compenser l’érosion de sa prédominance économique. Les craintes de la classe dirigeante canadienne que la Chine et le Mexique ne réduisent rapidement le rôle jusqu’alors incontesté du Canada en tant que principal partenaire économique des États-Unis ont été aggravées par les mesures prises par Washington après le 11 septembre 2001 pour «épaissir» la frontière canado-américaine, menaçant ainsi les liens économiques renforcés qui s’étaient développés dans le cadre de l’Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis.

Les grandes entreprises canadiennes et leurs représentants politiques ont également profité de la guerre en Afghanistan pour adopter une politique étrangère plus agressive et militariste et surmonter l’opposition populaire à celle-ci. Depuis les années 1960, les gouvernements canadiens successifs ont présenté Ottawa comme une force pacifique sur la scène mondiale, axée sur la diplomatie multilatérale et sa «vocation spéciale» pour le «maintien de la paix». Cela a toujours été une supercherie. Le Canada étant membre de l’OTAN et du NORAD, le pays a toujours été un État de première ligne dans la préparation d’une guerre nucléaire contre l’Union soviétique tout au long de la guerre froide, et il s’est volontiers joint aux guerres menées par les États-Unis contre l’Irak en 1991 et la Yougoslavie en 1999. Les missions de «maintien de la paix» de l’ONU que les Forces armées canadiennes ont dirigées ou dotées en personnel ont toutes été sanctionnées par Washington pour servir ses intérêts impérialistes.

Mais au début des années 2000, alors que les États-Unis parlaient d’établir un «nouvel ordre mondial» et que les tensions s’aggravaient entre les grandes puissances, les prétentions «pacifistes» que l’élite dirigeante canadienne utilisait pour dissimuler ses intérêts et ambitions prédatrices ont fini par être perçues comme une entrave. Comme l’a fait remarquer John Manley, alors ministre des Affaires étrangères du gouvernement libéral de Jean Chrétien et actuel président de la Banque canadienne impériale de commerce, au début de l’assaut des FAC en Afghanistan en 2001: «Si vous voulez jouer un rôle dans le monde, il y a un prix à payer.» Le général Rick Hillier, qui a commandé les forces de l’OTAN en Afghanistan en 2004 avant d’occuper le poste de chef d’état-major de la Défense du Canada pendant trois ans, était encore plus direct: «Nous ne sommes pas la fonction publique du Canada. Nous sommes les Forces canadiennes, et notre travail consiste à pouvoir tuer du monde».

Et du monde, ils en ont tué. Les Forces armées canadiennes ont participé à l’invasion de l’Afghanistan à l’automne 2001; elles ont combattu aux côtés des forces américaines dans le sud de l’Afghanistan à partir du début de 2002; elles ont aidé à garder Kaboul pendant plusieurs années; puis, à mesure que la résistance des talibans s’est durcie, alimentée par la colère populaire contre le massacre de milliers de civils par les forces d’occupation lors de raids aériens et par le caractère malveillant du régime néocolonial mis en place par les États-Unis, elles ont assumé un rôle majeur dans la guerre menée par les États-Unis et l’OTAN.

En 2005, l’intervention canadienne s’est intensifiée de façon spectaculaire, lorsque le premier ministre libéral Paul Martin a accepté de doubler le déploiement de troupes en Afghanistan, le portant à 1200 soldats, et confié aux FAC le commandement de la guerre contre-insurrectionnelle dans la province de Kandahar, un centre de résistance des talibans. Ce geste avait pour but de résoudre un marchandage avec Washington en permettant aux États-Unis de libérer davantage de troupes américaines pour combattre en Irak, l’intention du Canada étant de faire amende honorable pour la décision de dernière minute de Chrétien de ne pas participer à l’invasion de l’Irak en 2003 – même si, comme l’émissaire canadien de George W. Bush, Paul Cellucci, l’admettra, le Canada avait fait beaucoup plus par la suite pour soutenir militairement la guerre américaine en Irak que la plupart des membres de la «Coalition militaire en Irak».

La campagne des FAC dans la province de Kandahar a pris la forme de rafles avec perquisitions de maison en maison, ainsi que la capture et la détention de «présumés militants». En réalité, les troupes canadiennes raflaient et brutalisaient toute personne rencontrée. En mai 2006, le gouvernement conservateur nouvellement élu, dirigé par Stephen Harper, a prolongé les opérations de combat dans la province de Kandahar jusqu’en 2009. Début 2008, il les a prolongées une nouvelle fois jusqu’en 2011, avant de poursuivre le déploiement de centaines de soldats en Afghanistan pour former l’Armée nationale afghane et la Police nationale afghane jusqu’en 2014.

Alors que les Forces canadiennes étaient engagées dans des combats sanglants et commettaient des crimes de guerre en Afghanistan, l’établissement politique a utilisé la guerre comme toile de fond pour promouvoir le militarisme et la réaction, en publiant des déclarations sanguinaires et en attisant l’islamophobie au nom de la «guerre contre le terrorisme». Parallèlement, les journalistes Rosie DiManno du Toronto Star, Christie Blatchford du National Post, et une foule d’autres «journalistes intégrés» publiaient reportages après reportages célébrant la «vaillance» et «l’abnégation» dont faisaient preuve les FAC. Cette propagande impérialiste brutale visait à acclimater la population à la guerre et surtout à intimider les opposants à la guerre pour les réduire au silence.

En 2007, lors d’une cérémonie commémorant la bataille de la crête de Vimy pendant la Première Guerre mondiale, Harper a déclaré: «Les Canadiens ne sont pas allés à la guerre à l’époque, et nous n’y irons jamais, pour conquérir ou asservir.» Au même moment les soldats canadiens prouvaient qu’il était un menteur, livrant des prisonniers pour qu’ils soient torturés par les forces de sécurité afghanes et commettant d’autres crimes que Harper fera tout pour dissimuler.

À mesure que son rôle dans la guerre en Afghanistan s’est accru, les ambitions de l’impérialisme canadien se sont développées, ses appétits aiguisés par la possibilité d’obtenir un accès aux abondantes ressources de l’Afghanistan pour les entreprises énergétiques et minières canadiennes. Le Canada a alors placé plus de 15 «conseillers» dans divers bureaux du gouvernement de Kaboul, y compris le bureau du président Karzai. Dans un geste témoignant de la portée et du pouvoir croissants des militaires, cette «Équipe consultative stratégique» (ECS) a été créée non par le gouvernement fédéral civil, mais bien par les militaires des FAC. Vantant l’influence de l’ECS, Rob Ferguson, l’un de ses membres, affirmait à l’époque: «Aucun autre pays n’est aussi stratégiquement mieux placé que le Canada pour influencer le développement de l’Afghanistan.» Ces «conseillers» relevaient directement d’Ottawa, orientant la politique du gouvernement afghan dans ses relations avec les autres États, la Banque mondiale et les organismes d’aide (voir: Les «conseillers» militaires canadiens en Afghanistan font l’objet d’une dispute bureaucratique à Ottawa)

Les crimes de guerre commis par le Canada en Afghanistan et la crise de la démocratie canadienne

La subjugation impérialiste de l’Afghanistan a entraîné des violences horribles et criminelles. Ces crimes ont dû être couverts par des mensonges. Pour empêcher que ces mensonges ne soient contestés, les normes démocratiques bourgeoises élémentaires ont dû être subverties.

En 2009, Richard Colvin, un diplomate canadien anciennement en poste en Afghanistan, révélait que depuis 2006 au moins, les troupes canadiennes remettaient «dans le cadre d’une procédure opérationnelle normalisée» des centaines d’Afghans à la DNS – les services de sécurité de l’État fantoche – ou aux forces américaines, qui les soumettaient à la torture. Ces tortures comprenaient notamment le viol, l’administration de décharges électriques, le passage à tabac et la privation de sommeil.

L’ampleur de ces crimes reste encore aujourd’hui entourée de secret, grâce au sabotage de l’enquête par le gouvernement conservateur de Harper, d’une part, et à l’inconséquence de l’opposition parlementaire, d’autre part. En décembre 2009, Harper prorogeait le Parlement pour une deuxième fois en un an dans le but explicite d’empêcher les informations découvertes par Colvin d’être rendues publiques. Lorsque le gouvernement a été contraint de publier des documents relatifs aux mauvais traitements infligés par les FAC aux détenus afghans, en réponse à la décision du président de la Chambre des communes selon laquelle il avait violé les droits constitutionnels fondamentaux du Parlement, il a procédé à un déversement massif de documents et pris d’autres mesures pour entraver toute enquête sérieuse (voir: L’Armée canadienne cherche à couvrir ses traces suite à un rapport accablant sur les crimes de guerre australiens en Afghanistan).

La dissimulation éhontée des conservateurs a été facilitée par la connivence des partis d’opposition, qui ont accepté de confier la question à un comité spécialement contrôlé et composé de hauts fonctionnaires et de militaires n’ayant qu’un accès limité aux documents et ne pouvant légalement rien dire de leur contenu sans le consentement du gouvernement,.

La réalité est qu’aucun des partis parlementaires ne voulait que la vérité sur les crimes de guerre canadiens voie la lumière du jour. Le Parti libéral, après avoir lancé le bain de sang afghan, a continué à soutenir l’occupation brutale tout au long du processus. Le Bloc Québécois, souverainiste, a également soutenu à fond la guerre en Afghanistan – comme il l’a fait pour toutes les interventions étrangères de l’impérialisme canadien depuis sa fondation en 1991 – et s’est joint à Harper et aux conservateurs pour l’exploiter afin de promouvoir l’islamophobie.

Le NPD, parti soutenu par les syndicats ayant voté en faveur de la guerre tout en émettant de temps à autre des critiques rhétoriques à l’égard du conflit, a montré où se situait vraiment sa loyauté à l’automne 2008, lorsqu’il a accepté de servir de partenaire junior dans un gouvernement de coalition dirigé par les libéraux s’étant engagé à faire la guerre en Afghanistan jusqu’en 2011. La coalition a finalement avorté parce que Harper, soutenu par les sections les plus puissantes du capital canadien, a organisé un coup d’État constitutionnel en fermant le Parlement par prorogation, afin d’empêcher les partis d’opposition d’exercer leur droit de faire tomber le gouvernement.

Le 27 août, le chef du NPD, Jagmeet Singh, a publié une déclaration déplorant les «pertes de vie déchirantes» et demandant au gouvernement Trudeau de travailler avec ses «alliés» pour «soutenir la paix, les femmes et la sécurité en Afghanistan». Pourtant, le NPD, comme la bourgeoisie impérialiste canadienne qu’il sert, a une préoccupation très sélective lorsque vient le temps de défendre les «droits des femmes» et la «paix». Après tout, c’est ce même NPD qui a voté à l’unanimité en 2011 son soutien au bombardement aérien sauvage de la Libye par l’OTAN, une opération qui a coûté la vie à des dizaines de milliers de civils. Le plus haut commandant militaire canadien de cette mission avait à l’époque franchement avoué que les avions de chasse canadiens étaient littéralement la «force aérienne d’Al-Qaïda».

Ce bilan sauvage de l’impérialisme canadien est un sujet tabou dans l’actuelle campagne électorale fédérale. Discuter du rôle réel du Canada dans les guerres du dernier quart de siècle jetterait la lumière sur la responsabilité que le pays partage avec les États-Unis et ses alliés européens de l’OTAN dans la destruction de sociétés entières et la promotion de forces islamistes qui ont provoqué un désastre pour les peuples d’Asie centrale et du Moyen-Orient. Même les talibans, qui dépassent maintenant les bornes selon l’ensemble de l’établissement politique canadien, sont en fait nés de l’utilisation criminelle par l’impérialisme américain du peuple afghan dans les années 1980 comme chair à canon dans sa lutte contre l’Union soviétique: des opérations qui impliquaient la mobilisation et l’armement de forces islamistes, y compris Al-Qaïda, et qu’Ottawa soutenait pleinement.

Les efforts déterminés de tous les partis de l’établissement et des médias bourgeois pour dissimuler les crimes de guerre du Canada en Afghanistan, ainsi que ses décennies de sauvagerie et de criminalité impérialistes, ne consistent pas seulement à enterrer les crimes du passé. Ils visent également à préparer de nouveaux crimes.

Les principaux stratèges de l’impérialisme canadien rédigent déjà des articles d’opinion et des documents d’orientation selon lesquels la «leçon» de l’Afghanistan est que le Canada doit devenir plus actif et plus agressif sur la scène mondiale. Dans une chronique publiée le 24 août dans le Globe and Mail, Hugh Segal, ancien chef de cabinet du premier ministre Brian Mulroney, tout en déplorant le retrait des États-Unis d’Afghanistan, soutient que le Canada doit chercher à atténuer l’impact des «caprices» américains en «augmentant la taille de nos Forces armées» et en «combattant de façon dissuasive» contre «des puissances potentiellement hostiles comme la Russie, la Chine, l’Iran ou la Corée du Nord».

L’élite dirigeante canadienne est déterminée à maintenir la fiction selon laquelle l’intervention en Afghanistan était motivée par la lutte pour la «démocratie» et la «protection des femmes et des jeunes filles», car ces arguments usés seront nécessaires à nouveau pour promouvoir de nouvelles agressions impérialistes dans un avenir rapproché. À cet égard, il suffit d’évoquer l’incessante campagne de propagande anti-Chine menée dans les médias et par l’établissement politique canadien présentant Beijing comme une menace pour «l’ordre mondial libéral» et un violateur en série des «droits de la personne» et de la «liberté d’expression». Quel que soit le parti ou la coalition de partis qui sera au pouvoir après les élections du 20 septembre, Ottawa s’est engagé à soutenir sans réserve l’offensive diplomatique, économique et militaro-stratégique bipartisane de l’administration Biden contre Beijing: une offensive dont l’aboutissement logique ne peut être qu’une conflagration mondiale catastrophique.

(Article paru en anglais le 6 septembre 2021)

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