La deuxième semaine de grève des Clarios s'achève:

Les leçons de la grève de 1984-1985 d'AP Parts (pièces détachés) à Toledo

Alors que la grève des 525 travailleurs des batteries Clarios à l’extérieur de Toledo, dans l’Ohio fait face à une corporation géante et au sabotage de la bureaucratie syndicale des Travailleurs unis de l’automobile UAW, il est également important de rappeler une autre lutte importante menée par les travailleurs des pièces détachées d’automobiles dans la ville. Les travailleurs d’AP Parts, membres de la section locale 14 de l’UAW, ont débrayé le 2 mai 1984 après que la direction leur eut imposé des concessions massives dont une baisse de salaire de 5,84 dollars de l’heure, une réduction de près de 50 pour cent du salaire et l’élimination des droits à la retraite après 30 ans d’ancienneté, ainsi que d’importantes modifications régressives des règles de travail.

La police de Toledo affronte les piquets de grève d'AP Parts (Photo Bulletin) [Photo: Bulletin newspaper/WSWS]

Quelques semaines plus tard, la direction a fait monter la tension, en tentant de faire entrer des briseurs de grève dans l’usine pour reprendre la production sous la protection de la police et de la célèbre société de sécurité Nuckols. Cette provocation suscita une vague de colère à Tolède. Des milliers de travailleurs des usines de la région, dont Jeep, Teledyne, Dana, Sun Oil et GM Hydromatic, sont descendus sur le piquet de grève pour bloquer ‘arrivée de briseurs de grève, ce qui a donné lieu à une bataille rangée entre les partisans de la grève, la police et les agents de sécurité. La police a tiré des gaz lacrymogènes et des balles de bois, tandis que les travailleurs ont répliqué. Au total, 41 partisans de la grève ont été arrêtés et de nombreux véhicules de police ont été endommagés.

L’assaut contre les travailleurs d’AP Parts s’est déroulé au milieu d’une attaque nationale féroce contre les travailleurs syndiqués menée par le président Ronald Reagan. Après le licenciement des 13.000 contrôleurs aériens en grève de PATCO en 1981, avalisé par le refus de la bureaucratie de l’AFL-CIO d’apporter un soutien concret, les entreprises ont commencé les unes après les autres à imposer des réductions salariales massives, à mettre les travailleurs en lockout et à recruter des briseurs de grève. Cela a concerné notamment des mineurs de cuivre de Phelps Dodge, des bouchers de Wilson Foods, des chauffeurs de bus de Greyhound, des mineurs de charbon d’AT Massey et bien d’autres encore.

La police arrête des grévistes et des sympathisants d'AP Parts [Photo: Bulletin/WSWS]

L’attaque contre les travailleurs d’AP Parts a été soutenue et cautionnée par les constructeurs automobiles dans le cadre de leur campagne de réduction des coûts. Après qu’AP Parts ait imposé son contrat de réduction des salaires, GM lui a accordé un nouveau contrat de 30 millions de dollars.

À la suite du piquet de grève massif chez AP Parts, le débrayage a repris sous la protection d’une injonction du tribunal qui limitait le piquet de grève à quatre personnes à l’entrée principale et à trois personnes aux autres entrées.

Un gréviste de l’époque a déclaré au journal The Bulletin, l’un des précurseurs du World Socialist Web Site: «Si nous tombons, nous serons le premier domino de tous les contrats de pièces détachées à venir. C’est pourquoi ils veulent briser notre syndicat. Les gars des autres usines qui sont venus ici le savent».

«Cette usine était autrefois la meilleure de l’État. Puis ils ont licencié tous leurs meilleurs contremaîtres et ont fait venir ces nouveaux gars. Ces derniers étaient bons pour recevoir un “carton bleu”. Trois fautes et vous êtes viré».

En fait, des centaines de procès-verbaux ont été établis et un certain nombre de travailleurs ont été licenciés. Pour illustrer ce nouveau régime d'intimidation, un travailleur a été sanctionné pour avoir chanté sur son lieu de travail, ce qu'il avait toujours fait auparavant.

Bill Richards, un autre gréviste, a déclaré: «Nous étions une centaine qu’ils essayaient de priver de leur retraite. J’ai travaillé ici pendant 29 ans et il ne me manquait plus qu’un an pour bénéficier du régime des 30 ans et plus. Selon les nouvelles règles, je devrais travailler encore 14 ans avant de pouvoir prendre ma retraite».

La grève d’AP Parts en 1984 a duré 285 jours, un record, le plus long de l’histoire de Toledo, et s’est terminée par l’imposition de concessions massives. Cela n’est pas par manque de militantisme de la part des travailleurs, mais du fait du sabotage de la direction de l’UAW qui, après l’élan initial de solidarité, s’est efforcée d’empêcher que la grève ne se poursuive et qui l’a isolée.

Les piquets de grève d'AP Parts (Credit Bulletin photo). [Photo: Bulletin newspaper/WSWS]

Peu après le piquetage de masse à l’usine, le président de l’UAW, Owen Bieber, a annulé un grand rassemblement de soutien à la grève auquel des milliers de travailleurs de tous les États-Unis avaient prévu de participer. Il s’est justifié en affirmant que la direction avait fait part de sa volonté de reprendre les négociations. Le rassemblement n’a jamais été reprogrammé.

Bieber ne s'est jamais rendu sur le piquet de grève d'AP Parts et n'a posé que brièvement avec des grévistes lors d'une manifestation devant le bâtiment de GM à Detroit.

Les vice-présidents de l’UAW Donald Ephlin et Stephen Yokich ont visités le piquet de grève d’AP Parts, en prétendue solidarité. Plus tard dans l’été Ephlin a déclaré qu’il ne voulait pas donner de «faux espoirs» aux travailleurs. Il a qualifié d’«absurde» et de «stupide» toute idée de grève générale pour soutenir les travailleurs d’AP Parts.

Owen Bieber [Photo: UAW]

Au lieu d’actions de masse, l’UAW a appelé à un boycott édenté des silencieux et des tuyaux d’échappement d’AP Parts par les consommateurs, qui n’a eu pratiquement aucun impact. Mais, pendant ce temps, Bieber n’a rien dit sur le fait que le syndicat a autorisé ses membres à l’usine Jeep de Toledo et dans d’autres usines organisées par l’UAW à continuer à assembler les pièces fournies par les briseurs de grève qu’ils recevaient.

L’UAW n’a même pas réagi lorsque 16 grévistes ont été accusés de délit pour avoir organisé un piquet de grève massif. The Bulletin rapporte qu’en décembre, un juge «a menacé d’emprisonner le président de la section locale après avoir décidé que le bois de chauffage et les cabanes de piquetage entretenus par les grévistes violaient l’injonction du 24 mai». Cette décision faisait suite au rejet quasi unanime, par 225 voix contre 5, de la dernière offre de l’entreprise. Une caravane de 50 travailleurs de Détroit a apporté de la nourriture aux grévistes de l’AP».

Le rôle perfide joué par l’UAW à l’époque est résumé dans ce rapport publié par United Press International peu après le piquet de grève massif chez AP Parts en mai. Le directeur de la région 2B de l’UAW, Joseph Tomasi, y décrivait les relations avec l’entreprise comme «cordiales», alors même que des briseurs de grève prenaient les emplois des grévistes.

«Alors que les négociations menées sous la médiation de la ville se poursuivaient, les travailleurs non syndiqués ont repris la production à plein régime pour la première fois depuis lundi à l'usine AP Parts Co. Le directeur de la région 2B de l'UAW, Joseph Tomasi, a déclaré que les négociations se concentraient sur six questions non économiques, notamment les procédures de règlement des griefs et l'ancienneté.

«L’atmosphère a été cordiale», a déclaré Tomasi. «Nous avons encore des divergences, mais il n’y a pas eu de cris». Le maire Donna Owens avait nommé un comité de cinq dirigeants municipaux pour coordonner les négociations et aider à résoudre la grève des 450 membres de la section locale 14 de l’UAW.

«Nous faisons des progrès», a déclaré Mel Pelfrey, membre du comité, qui n'a pas précisé la nature de ces progrès.

Bien entendu, il n'y avait pas eu de «progrès» puisque la grève s'est poursuivie pendant neuf mois.

Il est significatif que la grève d’AP Parts en 1984, comme la grève actuelle de Clarios, ait eu lieu à la veille de négociations contractuelles nationales cruciales avec les trois grands constructeurs automobiles à l’époque. Le contrat national de 1984 a abouti à des concessions importantes pour les travailleurs de Ford, Chrysler et General Motors, ainsi que pour Jeep, qui faisait alors l’objet d’un accord négocié séparément. L’accord imposait un gel des salaires et ne récupérait aucune des concessions abandonnées en 1982.

La bureaucratie de l'UAW craignait par-dessus tout que la grève d’AP Parts ne déclenche un raz-de-marée de colère accumulée à la suite des précédents contrats de concession qui avaient réduit le niveau de vie des travailleurs et permis la destruction de dizaines de milliers d'emplois.

Le Bulletin appelait à la mobilisation totale de la classe ouvrière en faveur de la grève des pièces détachées et à l'interdiction pour les membres de l'UAW de manipuler les pièces détachées de briseurs de grève. Les dirigeants de l'UAW ont réagi en agressant physiquement un journaliste du Bulletin sur le parking de la section locale 14 de l'UAW.

Titre du Bulletin du 25 mai 1984 (Credit Bulletin archive) [Photo: Bulletin newspaper/WSWS]

Ne se laissant pas intimider, le Bulletin a exigé que l’UAW dénonce cette atteinte aux droits démocratiques, ce qui a finalement obligé le président de l’UAW, Bieber, à publier une déclaration qui s’opposait à la violence physique à l’encontre des opposants.

Le contrat automobile de 1984 avait été préparé par les concessions accordées à Chrysler en 1979, sans précédent à l’époque. Elles ont marqué l’établissement d’une nouvelle relation entre l’UAW et la direction. Confronté au déclin de ses effectifs, l’appareil de l’UAW a cherché à consolider ses finances en établissant des relations de plus en plus étroites avec la direction des entreprises.

L’accord de 1984 a marqué un tournant dans l’histoire de l’UAW et du mouvement syndical américain dans son ensemble. Dans cet accord, l’UAW a inséré des clauses contractuelles adoptant officiellement la politique de «partenariat» entre le syndicat et la direction, établissant une série de comités et de programmes conjoints corporatistes entre le syndicat et la direction.

Pour la première fois, le contrat UAW-GM de 1984 prévoyait l’acheminement direct des fonds de l’entreprise vers l’UAW par le biais de la création de sociétés à but non lucratif administrées conjointement par les cadres de l’UAW et les représentants de la direction. Ces sociétés se sont ensuite développées et sont devenues, dans les années 1990, les fameux centres de formation conjoints, par l’intermédiaire desquels des milliards de dollars ont été versés dans les coffres de l’UAW. Les responsables du centre de formation UAW-Chrysler, dirigé à un moment donné par le président de l’UAW Shawn Fain, ont été profondément impliqués dans le vaste scandale de corruption de l’UAW de ces dernières années, qui a vu deux anciens présidents de l’UAW et de nombreux autres responsables envoyés en prison.

La dégénérescence corporatiste de l'UAW s'inscrit dans un processus mondial beaucoup plus large qui a vu les syndicats pro-capitalistes et nationalistes du monde entier abandonner la défense des intérêts des travailleurs sous l'impact de la mondialisation et adopter le programme d'une collaboration débridée entre les syndicats et le patronat.

L’isolement imposé par l’UAW à la grève d’AP Parts a fini par porter ses fruits. Les grévistes ont perdu leur maison, leur voiture et leurs économies. Ayant pris la mesure de l’UAW, en février 1985, les grévistes votèrent à contrecœur un accord qui réduisait les salaires de 2 à 3 dollars de l’heure. Mais, l’accord maintenait les pensions en cours et accordait une amnistie partielle aux grévistes victimes de la direction. L’accord imposait également une réduction de 2 dollars de l’heure pour les salaires des nouveaux embauchés et imposait des changements régressifs dans les règles de travail.

Par la suite, la bureaucratie de l’UAW a tenté de blanchir son propre rôle de traître. Un article publié dans son magazine mal nommé Solidarity était intitulé «Chez AP Parts, les travailleurs savourent une douce victoire». Il saluait les «gains» inexistants dans le contrat truffé de concessions et omettait de mentionner l’énorme rassemblement de solidarité du 21 mai qui avait mobilisé 4.500 travailleurs en soutien à la grève.

Les grévistes de l'usine Clarios le 14 mai 2023

Tout en consacrant beaucoup d'encre à dénoncer le rôle des voyous de Nuckols, l'UAW a passé sous silence le rôle des politiciens locaux, dont certains ont été élus avec le soutien de l'UAW, qui ont supervisé l'opération de démantèlement de la grève. Parmi eux, le procureur du comté de Lucas, Anthony Pizza, un démocrate élu avec le soutien du syndicat, qui a fait accuser les grévistes de l'AP et leurs partisans d'être des «criminels».

Finalement, ce ne sont pas les efforts de l'appareil de l'UAW, mais le sentiment croissant dans les usines automobiles en faveur de l'action directe et de l'interdiction de manipuler les composants des pièces AP en grève qui ont convaincu la direction de retirer certaines de ses exigences les plus insupportables et de signer un contrat.

Il est bon de rappeler que la grève d'AP Parts a eu lieu le jour du 50e anniversaire de la grève de Toledo Auto Lite en 1934, une bataille menée par des travailleurs militants inspirés par les idées du socialisme, qui a joué un rôle essentiel dans la vaste expansion des syndicats industriels de masse aux États-Unis. Les travailleurs l'ont emporté en mobilisant toute la puissance de la classe ouvrière, y compris des milliers de chômeurs. La grève a donné lieu à des batailles rangées dans les rues, les partisans de la grève affrontant la police et les troupes de la Garde nationale de l'Ohio.

L’UAW a abandonné ces traditions depuis longtemps. Dans les années qui ont suivi la grève d’AP Parts, l’UAW a supervisé une série de défaites des travailleurs de l’automobile et la suppression de centaines de milliers d’emplois dans ce secteur. C’était le résultat d’une politique délibérée qui visait à abaisser les salaires dans le secteur des pièces détachées dans le but de réduire les coûts des trois grands constructeurs automobiles et de les rendre plus «compétitifs» par rapport à leurs rivaux japonais et européens.

En 1980, le salaire d’un ouvrier du secteur des pièces détachées n’était inférieur que de 15 pour cent à celui d’un ouvrier d’une usine d’assemblage des trois grands. Deux décennies plus tard, l’écart atteignait 31 pour cent. Dans les années 1990, les grands constructeurs automobiles ont commencé à filialiser leurs propres divisions de pièces détachées, ce qui a entraîné de nouvelles attaques massives contre les travailleurs. Les retraites, l’indexation sur le coût de la vie et la semaine de 40 heures ont été supprimés.

Dans la grève de Clarios, le nouveau président de l'UAW, Fain, suit les traces de Bieber et de ceux qui l'ont précédé au sein de l'appareil de l'UAW en isolant les travailleurs. Cependant, la leçon essentielle à tirer d'AP Parts et des expériences des années 1980 est que les grèves isolées ne peuvent pas réussir contre des sociétés transnationales soutenues par les tribunaux et la police. Tous les travailleurs de l'automobile doivent reconnaître que les Clarios mènent leur propre combat.

Dans un appel à l’action lancé aux travailleurs de base pour soutenir la grève de Clarios, l’Alliance internationale des travailleurs des comités de base (IWA-RFC) a déclaré: «C’est la première étape de la négociation d’une convention collective:

Il s’agit de la première étape de la lutte contractuelle des 150.000 travailleurs des trois grands de l’automobile aux États-Unis et des 23.000 travailleurs au Canada. Dans cette lutte, les constructeurs automobiles, les banques et le gouvernement Biden sont déterminés à effectuer la transition vers les véhicules électriques (VE) entièrement aux frais des travailleurs en réduisant les salaires, en supprimant des centaines de milliers d’emplois et en dévastant des villes et des villages entiers. Les contrats expirent en septembre.

L’issue de la lutte à Clarios déterminera la suite des événements. Il est donc nécessaire que les travailleurs abordent la grève de manière stratégique, comme une bataille critique dans une guerre plus large.

Les travailleurs de Clarios, qui ont rejeté le contrat proposé à 98 pour cent, ont besoin de plus que des mots de soutien. Ils ont besoin d'actes de solidarité. L'Alliance internationale des travailleurs des comités de base (IWA-RFC) appelle les travailleurs de l'automobile à manifester leur soutien en refusant de manipuler les batteries Clarios dans les usines des Trois Grandes (Ford, General Motors et Stellantis) aux États-Unis et dans le monde.

Le sentiment d’élargir la lutte contre Clarios, tant au niveau national que mondial, est de plus en plus fort. Ces derniers jours, les travailleurs de Clarios en Allemagne ont publié des déclarations de soutien à leurs collègues de Toledo. Les mêmes problèmes auxquels sont confrontés les travailleurs de Clarios se posent aux travailleurs de Dana, de Jeep et de l’ensemble de l’industrie automobile.

L’Alliance internationale des travailleurs des comités de base se bat pour informer les travailleurs des enjeux de Clarios et pour mobiliser un large soutien en faveur de la lutte. L’une des principales leçons à tirer de la trahison de l’appareil de l’UAW est la nécessité pour les travailleurs de prendre les choses en main, en organisant des comités indépendants de soutien à la grève pour faire connaître la grève, obtenir un large soutien et lutter pour de véritables actions de solidarité afin de repousser les attaques vicieuses de la direction.

(Article paru d’abord en anglais le 20 mai 2023)