Ceci est le premier d'une série de trois articles.
Il y a cent quarante ans, les puissances impérialistes se réunissaient à Berlin pour formaliser les règles d'annexion et de pillage de l'Afrique. La conférence de Berlin, qui s'est tenue de novembre 1884 à février 1885, a abouti à la ratification de l'Acte général, accélérant ainsi l'expansion coloniale européenne dans ce que l'on appelle le «partage de l'Afrique». Ce processus violent a redessiné les frontières de l'Afrique, fracturé les paysages ethniques, culturels et linguistiques, et y a ancré l'exploitation capitaliste et le pillage par les puissances impérialistes, qui se poursuivent encore aujourd'hui.
La conférence, destinée à réglementer les tensions inter-impérialistes, a plutôt intensifié des rivalités qui ont abouti au déclenchement de la Première Guerre mondiale en 1914, entraînant plus de 40 millions de morts. En l'espace de deux décennies, la Seconde Guerre mondiale allait éclater, faisant entre 70 et 85 millions de morts.
Les mouvements anti-coloniaux de masse qui se sont développés après la Seconde Guerre mondiale, ainsi que la guerre froide entre les États-Unis et l'Union soviétique, ont contraint les grandes puissances à renoncer à des formes directes de domination coloniale. Mais loin de constituer l'impulsion d’un développement de l’économie et de l'égalité sociale et de revitaliser le système en faillite de l’État-nation capitaliste, comme promis par les forces nationalistes bourgeoises soutenues par les staliniens et les tendances pablistes anti-trotskyistes, les décennies écoulées ont montré que cette indépendance n'a pas réussi à apporter des améliorations significatives ou durables à la vie des travailleurs et des masses rurales de l'Afrique.
L'expérience des six dernières décennies d’États capitalistes nominalement indépendants a ouvert la voie à un nouveau partage de l'Afrique dans le cadre d'une nouvelle division du monde entre les puissances impérialistes.
La lutte pour le contrôle des réserves vitales de minerais et de pétrole, des matières premières et des marchés est une composante de la lutte mondiale pour l'hégémonie entre les grandes puissances et les puissances capitalistes émergentes, la Russie et surtout la Chine, leur principal concurrent économique. Cette confrontation risque de déclencher un conflit mondial qui porte en lui le danger d’une guerre nucléaire.
Les conférences impérialistes du 21e siècle, sous les différents noms de G-7, G-20, Nations Unies et leurs semblables, ne sont pas plus capables d'organiser une division pacifique des ressources mondiales entre États capitalistes et impérialistes que ne l’était celle de Berlin il y a 140 ans. La seule réponse politiquement viable au scénario-cauchemar d’une guerre impérialiste inévitable est la mobilisation révolutionnaire de la classe ouvrière internationale sur la base d’une politique socialistes.
La conférence de Berlin
Le 15 novembre 1884, Otto von Bismarck, chancelier du nouvel Empire allemand, ouvrait la Conférence de Berlin sur l'Afrique de l'Ouest dans sa résidence officielle de cette ville.
La concurrence relativement libre qui avait caractérisé le développement capitaliste dans les années 1860 a été remplacée par une concentration énorme de la production entre les mains des propriétaires d'usines, des banquiers et de la grande entreprise. L'ère du capital financier était arrivée. Le colonialisme, qui était en déclin, a connu un renouveau explosif alors que le besoin se faisait sentir de nouveaux domaines d'investissement et de l'établissement de marchés protégés pour consommer l'énorme production de marchandises des pays capitalistes avancés.
Ce processus s'est intensifié à la suite de la crise économique des années 1870, marquée par la Longue Dépression, qui a poussé les puissances européennes à s'étendre sur de nouveaux territoires afin d'atténuer les tensions de classe croissantes à l'intérieur. Treize ans avant la Conférence de Berlin, la Commune de Paris de 1871 – le premier exemple dans l'histoire où la classe ouvrière a pris le pouvoir et formé un État ouvrier – avait terrifié la classe dirigeante européenne.
La baisse de la rentabilité industrielle et la chute des prix agricoles ont poussé à la recherche de marchés, de matières premières et d'opportunités d'investissement d’alternative. L'Afrique, avec ses ressources abondantes – telles que le caoutchouc, l'or et l'ivoire – et son potentiel en tant que marché pour les produits européens, était une cible attrayante. En pleine montée de la concurrence entre puissances impérialistes, la colonisation est devenue une stratégie pour contrôler les routes commerciales, établir une domination économique et affirmer une influence politique face aux ambitions impérialistes rivales.
Malgré son vernis de civilité et de diplomatie, la conférence de Berlin avait pour axe une lutte impitoyable et prédatrice pour le renforcement de leur position économique et stratégique mondiale entre les groupes rivaux de capitalistes nationaux. Y ont participé les représentants de toutes les grandes puissances impérialistes européennes, aux côtés des États-Unis, de la Russie tsariste et de l'Empire ottoman.
Malgré le fait que 80 % de l'Afrique restait sous domination traditionnelle au moment de la conférence, aucun Africain n'était présent à la table des négociations. Des nations souveraines reconnues par les Européens comme le Maroc, le Libéria et l'Éthiopie n'ont pas été invitées. Le sultan de Zanzibar, qui était devenu un pion dans les efforts de l'impérialisme britannique pour contrôler la côte est-africaine et l'océan Indien occidental contre les rivaux français, avait demandé une invitation mais fut ignoré par Londres.
Initialement, l'objectif de la conférence n'était pas la partition immédiate de l'Afrique, mais comme l'indique l'historien nigérian Godfrey Uzoigwe, «Elle a néanmoins abouti à la cession de territoires, à l'adoption de résolutions relatives à la libre navigation du Niger, de la Bénoué et de leurs affluents, et à l'établissement des règles à observer à l'avenir en ce qui concerne l'occupation de territoires sur les côtes de l'Afrique». [1]
Les délibérations, discussions et conclusions de la conférence ont clairement montré que les riches ressources et main-d'œuvre humaine du continent devaient être exploitées à des fins de profit. Ses montagnes, lacs, rivières, canaux et côtes étaient désormais des enclaves géostratégiques dans la compétition pour l'hégémonie mondiale. Même les régions les plus reculées ont acquis une signification stratégique qui l'emportait souvent sur leur importance économique immédiate.
Le Premier ministre britannique Lord Salisbury reconnut avec cynisme: «Nous avons entrepris de tracer sur les cartes des régions où l’homme blanc n’avait jamais mis le pied. Nous nous sommes distribués des montagnes, des rivières et des lacs, à peine gênés par cette petite difficulté que nous ne savions jamais exactement où se trouvaient ces montagnes, ces rivières, ou ces lacs ». [2]
Les puissances impérialistes ont adopté l’«Acte général de la Conférence de Berlin». Deux de ses articles allaient jouer un rôle dévastateur dans le partage. L'article 34 de l’Acte de Berlin était la «doctrine des sphères d'influence», qui déclarait que toute nation européenne qui prendrait dorénavant possession d’un territoire sur les côtes africaines ou y assumerait un «protectorat» devrait en informer les membres signataires de l’Acte de Berlin pour que ses prétentions fussent ratifiées.
L'article 35 était la «doctrine de l'occupation effective» qui déclarait que les occupants impérialistes devaient démontrer la possession d'un territoire ou l’autorité « suffisante pour faire respecter les droits acquis et, le cas échéant, la liberté du commerce et du transit dans les conditions où elle serait stipulée ». Ce principe devait devenir le catalyseur de la conquête militaire du continent africain.
L'accord fut signé et ratifié par 13 des 14 nations présentes, à l'exception des États-Unis. Il établissait le cadre pour la conquête, la partition et l'exploitation de l'Afrique, un continent de plus de 28 millions de kilomètres carrés. Les États-Unis ont choisi de ne pas signer l'Acte, préoccupés qu’ils étaient de leur propre expansion continentale et du nettoyage ethnique de la population amérindienne, s'attaquant aux défis de l'expansion industrielle suite à la période de Reconstruction de l’après Guerre de Sécession et soutenant la Doctrine Monroe à travers l'Amérique du Sud – qui devint bientôt un outil pour imposer leur propre forme de domination semi-coloniale de la région.
Washington, cependant, était profondément impliqué dans la procédure. Les États-Unis a tenté de faire pression pour une politique de libre-échange de la «porte ouverte» qui garantirait son accès aux marchés contrôlés par d'autres – une stratégie d'exploitation impérialiste qui serait plus tard imposée à la Chine. Ils ont également joué un rôle central dans le soutien à la création de l'État indépendant du Congo par la Belgique sous le roi Léopold II, dont le régime brutal a entraîné la mort d'entre cinq et huit millions de Congolais par le travail forcé et la terreur systématique.
Dans les présentations populaires, la Conférence de Berlin a initié le partage de l’Afrique. Cependant, la conférence n'a pas commencé la partition de l'Afrique mais a seulement établi quelques règles pour régir le processus de pillage déjà en plein essor. La France avait occupé la Tunisie en 1881 et la Guinée en 1884. En 1882, les troupes britanniques envahissaient l'Égypte, qui à l'époque faisait officiellement partie de l'Empire ottoman. L'Italie soumit une partie de l'Érythrée en 1870 et 1882. En avril 1884, le Reich allemand annexait le Sud-Ouest africain allemand (aujourd'hui la Namibie), s'installant au Togo et au Cameroun en juillet de la même année.
En moins de trois décennies après la conférence, à l'exception du Libéria et de l'Éthiopie, 90 % du continent, un cinquième de la surface de la planète, a été découpé en environ 40 territoires coloniaux par cinq grandes puissances impérialistes. La France occupait une position dominante en Afrique de l'Ouest, la Grande-Bretagne prédominait en Afrique de l'Est et du Sud, tandis que la Belgique s'assurait le vaste territoire du Congo. L'Allemagne a pris le contrôle de ce qui est aujourd'hui la Namibie, le Cameroun, la Tanzanie, le Burundi et le Rwanda. Les Portugais s'établirent dans l'actuelle Guinée-Bissau, au Mozambique et en Angola. L'Espagne, qui avait perdu la plupart de ses dominions en Amérique du Sud, s’est emparé d’une partie du Maroc et de la Guinée équatoriale.
Uzoigwe décrit les conséquences sans précédent de la Conférence: «Ce qui est le plus remarquable dans notre période, c'est la manière coordonnée, la rapidité et la facilité comparative – du point de vue européen – avec lesquelles cela a été accompli. Rien de tel n'était jamais arrivé auparavant».[3]
Une semaine avant la clôture de la conférence, après 104 jours, le 26 février 1885, le Lagos Observer du Nigeria déclarait: «Le monde n'avait peut-être jamais été témoin d'un vol d'une telle envergure.»[4]
À suivre
[1]
Godefroy. N. Uzoigwe, «Partage européen et conquête de l'Afrique: aperçu général» dans Histoire générale de l'Afrique, VII: L'Afrique sous domination coloniale, 1880-1935 (1985), p.29. Disponible sur https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000184296
(https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000064435_fre)
[2]
Lord Salisbury cité dans Anene, J.C., «The International Boundaries of Nigeria, 1885-1960» (Londres, The Framework of an Emergent African Nation, Longman Press, 1970), p. 3.
(https://www.diploweb.com/Frontieres-africaines-1964-2014.html#nb1)
[3]
Godfrey N. Uzoigwe, ibid., p. 19.
[4]
Cité dans Godfrey N. Uzoigwe, «Réflexions sur la Conférence de Berlin en Afrique de l'Ouest, 1884-1885». Journal de la Société historique du Nigeria 12, n° 3 (1984), p. 17. Disponible sur: https://www.jstor.org/stable/44715366.