Les tensions restent vives entre l'administration Trump et le Danemark après les menaces répétées du nouveau président américain de prendre le contrôle du Groenland. L'importance géopolitique et économique de savoir qui aura le contrôle de ce territoire danois autonome fait d’une guerre commerciale entre l'Europe et les États-Unis une possibilité réelle.
Bien que Trump n’ait pas explicitement fait référence au Groenland dans son discours investiture du 20 janvier, les commentateurs danois ont pris note de cette phrase: « Les États-Unis se considéreront à nouveau comme une nation en pleine croissance – une nation qui accroît sa richesse, étend son territoire, construit ses villes, augmente ses espérances et porte son drapeau vers de nouveaux et beaux horizons.»
Lors d’un échange avec des journalistes plus tard à la Maison Blanche, Trump a déclaré: «Le Groenland est un endroit merveilleux. Nous en avons besoin pour la sécurité internationale. Et je suis sûr que le Danemark nous suivra […] Le Groenland est nécessaire, pas pour nous, mais pour la sécurité internationale. Vous avez des bateaux russes partout, vous avez des bateaux chinois partout – des navires de guerre – et ils [le Danemark] ne peuvent pas le maintenir.»
L'impérialisme américain considère depuis longtemps le Groenland comme un territoire crucial pour des raisons géopolitiques et de sécurité. Il y bénéficie d'une présence militaire depuis plus de 80 ans et sa base aérienne de Thulé (aujourd'hui rebaptisée base spatiale de Pituffik) était un centre opérationnel clé pour ses missiles balistiques et servait de dépôt d'armes nucléaires pendant la guerre froide. Sa position dans l'Arctique, entre l'Amérique du Nord et la Russie, signifie que l'importance militaire du Groenland augmente dans le contexte d'une troisième guerre mondiale qui s'intensifie rapidement et que Washington poursuit pour conserver son hégémonie mondiale.
L’importance du Groenland est liée aussi à l’abondance des ressources naturelles qu’il possède, essentielles à la construction d’armes modernes pour faire la guerre et dominer les secteurs économiques clés. Elle est encore liée à sa proximité avec les voies maritimes de l’Arctique qui, dû au changement climatique, s’ouvrent rapidement au transport de marchandises.
Début janvier, Trump avait prévenu qu’il ne pouvait exclure de recourir à la force économique et militaire pour appuyer ses revendications sur le Groenland et le canal de Panama. Le 15 janvier, il a eu un appel téléphonique de 45 minutes avec la Première ministre danoise Mette Frederiksen, au cours duquel il aurait menacé d’imposer de sévères droits de douane sur les exportations danoises vers les États-Unis. Ceux-ci sont le plus grand marché d’exportation du Danemark, ayant dépassé l’Allemagne ces dernières années. Dans les onze premiers mois de 2024, elles ont représenté plus de 17 pour cent de toutes les exportations danoises, principalement des fournitures médicales, des vaccins et du transport maritime, par le biais surtout du géant du transport maritime Mærsk.
La journaliste et auteure américaine Ann Applebaum, qui se trouvait à Copenhague le lendemain de l'appel téléphonique de Trump à Frederiksen, a écrit dans The Atlantic: «Dans les discussions privées, l'adjectif le plus souvent utilisé pour décrire l'appel téléphonique de Trump était «brutal». Le verbe le plus souvent utilisé était «menacer». Un article du Financial Times publié vendredi, basé sur des informations provenant de cinq sources de l'UE, décrit l'appel comme ayant plongé le Danemark dans le «mode crise».
Frederiksen et une grande partie de la classe politique danoise ont fait de leur mieux pour minimiser les tensions, soulignant leur désir de poursuivre une collaboration étroite avec Washington. Le gouvernement de Frederiksen, une coalition de ses sociaux-démocrates avec les partis de droite des Libéraux (Venstre) et des Modérés, a réaffirmé sa détermination à augmenter les dépenses de défense et à étendre la présence militaire du Danemark dans l'Arctique.
Le ministre danois des Affaires étrangères et leader des Modérés Lars Løkke Rasmussen a eu vendredi une conversation téléphonique de 20 minutes avec le secrétaire d'Etat Marco Rubio, axée sur l'Ukraine, le rôle du Danemark au sein de l'OTAN et le Moyen-Orient. Il a souligné que la discussion, qui aurait évité d'évoquer le Groenland à la demande de Washington, s'était déroulée sur un «ton positif et constructif». Rasmussen a ajouté que le Danemark était prêt à contribuer davantage à l'OTAN, mais excluait pour l'instant de satisfaire à la demande de Trump de consacrer 5 pour cent du PIB à la défense.
En décembre, quelques heures seulement après que Donald Trump eut déclaré que le contrôle du Groenland était une «nécessité absolue» pour les États-Unis, le ministre danois de la Défense, Troels Lund Poulsen, a révélé une augmentation majeure des dépenses pour les opérations militaires au Groenland. Le programme, estimé entre 12 et 15 milliards de couronnes (environ 1,7 à 2,1 milliards d’euros), comprend l’achat de deux drones à longue portée et de deux navires d’inspection militaire, ainsi que la modernisation d’un aéroport sur la côte ouest de l’île pour qu’il puisse accueillir des avions de chasse F-35 de fabrication américaine.
Qualifiant le moment choisi pour prendre cette décision d'«ironie du sort», Poulsen a ajouté: «Nous n'avons pas suffisamment investi dans l'Arctique pendant de nombreuses années; aujourd'hui, nous prévoyons d'y renforcer notre présence».
Poulsen a déclaré la semaine dernière sur Facebook que le plan de dépenses pour l'Arctique serait le premier d'une longue série et que les 200 milliards de couronnes [27 milliards d’euros] de dépenses militaires supplémentaires prévues en plus du budget militaire régulier du Danemark entre 2024 et 2033 pourraient être augmentées potentiellement de 300 milliards de couronnes. «La question ne se pose pas de savoir si nous pouvons trouver l'argent. L'argent sera trouvé», a-t-il déclaré.
Alors que Copenhague veut consolider sa présence dans l’Arctique en étendant ses opérations militaires au Groenland, Trump et ses alliés d’extrême droite exploitent délibérément les efforts de longue date du Groenland d’obtenir son indépendance vis-à-vis du Danemark. Colonie danoise du début du XVIIIe au milieu du XXe siècle, le Groenland n’a obtenu une autonomie limitée qu’en 1979. Ses pouvoirs ont été étendus en 2009 dans le cadre d’un accord d’autonomie avec Copenhague qui traçait la voie vers une indépendance totale.
L'opposition à la domination danoise n'a cessé de croître dans la seconde moitié du XXe siècle, alimentée par les révélations d'abus commis pendant et après la période coloniale, notamment la stérilisation des jeunes filles groenlandaises, le déplacement forcé des populations locales et les tentatives d'assimilation culturelle. Mais l’indépendance complète était considérée comme un objectif à long terme, même par la plupart de ses partisans, principalement parce que le Groenland dépend d'une subvention globale annuelle de Copenhague d'environ 5 milliards de couronnes (700 millions d'euros) pour financer ses services publics et ses programmes de protection sociale.
Certains espèrent désormais pouvoir remplacer cette source de financement en concluant des accords avec des sociétés minières et pétrolières américaines pour exploiter les ressources naturelles de l'île. La semaine dernière, la chaîne Fox News, proche de Trump, a accordé un temps de parole au Premier ministre du Groenland, Mute Egede, pour expliquer son engagement en faveur de l'indépendance. Le gouvernement d'Egede, dirigé par le parti indépendantiste Inuit Ataqatigiit, devrait convoquer des élections parlementaires au plus tard en avril 2025. Bien que l'accord d'autonomie de 2009 avec le Danemark comprenne une disposition selon laquelle le Groenland peut organiser un référendum sur l'indépendance, qui, en cas de vote «oui», serait soumis à l'approbation du parlement danois, Egede n'a pas encore présenté de calendrier pour un tel scrutin.
La dernière chose à laquelle pensent les dirigeants politiques des deux côtés de l’Atlantique est le sort de la petite population du Groenland, qui compte environ 57 000 habitants. Si Trump exprime avec le plus d’agressivité l’exigence d’expansion territoriale de l’impérialisme américain, qui cherche à compenser son déclin économique précipité par le recours à la force militaire dans le monde, les impérialistes européens répondent en imposant impitoyablement leurs propres intérêts de classe dans une crise capitaliste qui s’aggrave.
Les gouvernements allemand et français, ainsi que l’Union européenne, peuvent difficilement se poser en défenseurs des droits démocratiques et de «l’État de droit» après avoir soutenu sans réserve le génocide israélien contre les Palestiniens de Gaza et avoir fourni des dizaines de milliards de dollars d’aide militaire et financière au régime dictatorial de Zelensky en Ukraine alors que ce dernier envoie des centaines de milliers d’hommes jeunes à la mort et emprisonne les opposants à la guerre menée par les États-Unis et l’OTAN contre la Russie.
Ce qui indigne Berlin, Paris et Copenhague dans les menaces de Trump, c’est que la saisie du Groenland par l’Amérique pourrait empêcher les impérialistes européens d’exploiter les riches ressources naturelles et les nouvelles routes commerciales de l’Arctique.
De hauts responsables de l’UE ont indiqué que si Trump imposait des droits de douane au Danemark, Bruxelles pourrait invoquer l’Instrument anti-coercition (ACI), une règle commerciale adoptée initialement contre la Chine qui permettrait à l’UE de répondre en bloc aux mesures commerciales hostiles adoptées par un pays tiers contre un État membre de l’UE. L’ACI « offre à l’UE un large éventail de contre-mesures possibles lorsqu’un pays refuse de lever la coercition», notamment «l’imposition de droits de douane, des restrictions sur le commerce des services et les aspects liés au commerce des droits de propriété intellectuelle, et des restrictions sur l’accès aux investissements directs étrangers et aux marchés publics».
La réponse de l'UE serait toutefois entravée par de profondes divisions au sein même de l'Europe ; le scénario le moins probable est que tous les États membres soient prêts à adopter une position ferme à l'égard de Trump. Le président américain bénéficie d'un fort soutien parmi les gouvernements d'extrême droite du continent, notamment en Hongrie et en Italie.
Le Groenland pourrait encore devenir un point de tension militaire, alors que les principaux pouvoirs européens cherchent à défendre leurs intérêts dans l’Arctique face à la poussée agressive de Trump pour s’en emparer. Dans une interview au journal allemand Welt am Sonntag, le général autrichien Robert Brieger, qui dirige le Comité militaire de l’UE, a suggéré que des soldats européens pourraient être déployés aux côtés des Américains au Groenland à l’avenir. Le Groenland n’est pas membre de l’UE, ayant quitté le bloc en 1985, mais il conserve le statut de pays ou territoire d’outre-mer associé. Le déploiement de soldats européens ne serait donc pas moins provocateur que l’envoi de troupes américaines par Trump.
(Article paru en anglais le 28 janvier 2025)