Conférence donnée à l’École d’été 2025 du Parti de l’égalité socialiste

Les origines de l’Opposition de gauche: du dernier combat de Lénine à la lutte contre le «Socialisme dans un seul pays»

La conférence suivante a été prononcée par Joseph Kishore, secrétaire national du SEP (Parti de l’égalité socialiste – États-Unis), lors de l’École d’été internationale du SEP tenue du 2 au 9 août 2025. Il s’agit de la deuxième partie d’une conférence en deux parties sur les origines du trotskysme.

Le WSWS publie également un document de source primaire écrit par Léon Trotsky pour accompagner cette conférence, «Cours Nouveau», rédigé entre décembre 1923 et janvier 1924, qui est un document fondateur de l’Opposition de gauche. Nous encourageons nos lecteurs à étudier ces textes en parallèle avec cette conférence.

Le WSWS publiera toutes les conférences de cette École 2025 dans les semaines à venir. L’introduction à l’école donnée par David North, président national du SEP, «La place de la Sécurité et de la Quatrième Internationale dans l’histoire du mouvement trotskyste», a été publiée le 13 août. La première partie de la conférence sur les origines du trotskysme, par Christoph Vandreier, secrétaire national du Sozialistische Gleichheitspartei (Parti de l’églaité socialiste – Allemagne), a été publiée le 25 août.

La première partie de cette conférence a passé en revue les luttes théoriques et politiques qui ont abouti à la conquête du pouvoir par les bolcheviks en octobre 1917. La révolution n’était pas simplement un événement national, mais la première réalisation de la théorie de la révolution permanente de Trotsky – une stratégie ancrée dans la perspective de la révolution mondiale, qui a trouvé sa manifestation organisationnelle et politique dans la fondation de l’Internationale communiste en 1919.

Les années qui ont suivi la première vague révolutionnaire, en particulier celles entre 1921 et 1924, ont marqué un tournant décisif. Après sept ans de guerre et de guerre civile, la Russie était économiquement dévastée et socialement épuisée. L’échec de la classe ouvrière à prendre le pouvoir en Europe a laissé l’Union soviétique isolée. En réponse aux conditions économiques désastreuses, le gouvernement soviétique a introduit la Nouvelle Politique Économique (NEP) en mars 1921 – un repli temporaire et nécessaire qui a réintroduit certains mécanismes de marché.

Cependant, la NEP a également eu des conséquences sociales et politiques. Combinée à la stabilisation temporaire du capitalisme en Europe occidentale, elle a contribué à une humeur de plus en plus conservatrice au sein du Parti communiste et de l’appareil d’État, ainsi qu’à la résurgence de tendances chauvinistes nationales. La période suivante sera marquée par une lutte politique intransigeante contre ces tendances – commencée par le dernier combat de Lénine et qui aboutit à la formation de l’Opposition de gauche et à la lutte contre la théorie anti-marxiste du «socialisme dans un seul pays». C’est durant cette période que l’alliance entre Lénine et Trotsky a émergé en opposition à la montée de la bureaucratie.

Le dernier combat de Lénine contre le nationalisme et la bureaucratie

Ce conflit allait porter sur plusieurs questions, qui, bien qu’elles soient interdépendantes tant sur le fond que dans le temps, seront examinées séparément.

Le monopole du commerce extérieur

Tout d’abord, il y avait le conflit autour du monopole du commerce extérieur, qui touchait la relation entre l’Union soviétique et le capitalisme mondial, et avec elle, les prémisses fondamentales de la Révolution d’Octobre. Comme Lénine l’a réaffirmé à la fin février 1922, la perspective guidant la révolution était celle de la révolution socialiste mondiale:

Nous n’avons même pas encore fini de construire les fondations de l’économie socialiste et les puissances hostiles du capitalisme moribond peuvent encore nous en priver. Nous devons clairement comprendre et admettre cela franchement; car il n’y a rien de plus dangereux que les illusions... Nous avons toujours souligné et réitéré la vérité élémentaire du marxisme – que les efforts conjoints des travailleurs de plusieurs pays avancés sont nécessaires pour la victoire du socialisme. [Lénine, «Notes d’un publiciste», Œuvres complètes, Progress Publishers, Vol 33, fin février 1922, traduit de l’anglais]

La NEP, introduite un an plus tôt, était comprise par le gouvernement soviétique comme un repli temporaire rendu nécessaire par la dévastation économique de la Russie et l’échec de la vague révolutionnaire de l’immédiat après-guerre en Europe. «Si le prolétariat européen avait conquis le pouvoir en 1919, il aurait pu entraîner notre pays arriéré dans son sillage», a remarqué Trotsky plus tard, permettant une transition directe du «communisme de guerre» vers une économie socialiste authentique. La NEP ne pouvait être maintenue sans saper les fondements de l’État ouvrier que si des contrôles stricts, en particulier sur le commerce extérieur, étaient imposés pour limiter la capacité de l’impérialisme à «racheter» l’économie soviétique.

Cependant, la NEP a également créé en Russie soviétique une base sociale favorable à une libéralisation accrue, qui s’est reflétée au sein du parti. Dès le début de l’année 1922, les pressions s’intensifiaient pour assouplir le monopole du commerce extérieur, afin d’encourager les investissements étrangers et apaiser certaines couches de la petite bourgeoisie et de la paysannerie. Lénine a réagi avec fermeté. Dans une lettre du 3 mars à Lev Kamenev, il affirma qu’une brèche dans ce monopole permettrait au capital étranger, «déjà en train de corrompre nos fonctionnaires», de «piller ce qu’il reste de la Russie». [Lénine, Œuvres complètes, Progress Publishers, Vol 45, traduit de l’anglais]

Lénine à Gorki, août 1922

En mai 1922, Lénine soumettait une motion au Politburo pour réaffirmer le monopole du commerce extérieur et obtenait l’assentiment réticent de Staline, qui a écrit qu’il soutenait la proposition, mais qu’«un tel affaiblissement [du monopole] devient inévitable». Trotsky a soutenu la position de Lénine, et le 22 mai, le Comité central a accepté les demandes de Lénine.

Lénine a subi son premier accident vasculaire cérébral le 26 mai 1922. Le déclin de la santé du principal dirigeant du Parti bolchevique a coïncidé avec des manœuvres visant à isoler Trotsky. En juillet 1922, des rumeurs ont circulé sur une proposition visant à retirer Trotsky du Comité central, ce qui a provoqué une note furieuse de Lénine à Kamenev, qualifiant un tel acte de «comble de l’absurdité». Puis, le 6 octobre, en l’absence de Lénine pour des raisons de santé, le Comité central a adopté une autre résolution affaiblissant le monopole du commerce extérieur, inversant ainsi la décision prise seulement cinq mois plus tôt.

Considérant cela comme un coup personnel et un symptôme de dégénérescence politique, Lénine est passé à l’offensive, formant une alliance avec Trotsky sur cette question. La dernière apparition publique de Lénine a eu lieu au Quatrième Congrès de l’Internationale communiste en novembre-décembre 1922. Lors de ce Congrès, Trotsky a présenté un rapport complet sur la situation à laquelle était confronté le gouvernement soviétique, soulignant le contexte mondial de la révolution et développant des thèmes que Lénine avait abordés au début de l’année:

Nous vivons encore dans l´encerclement capitaliste... Le monopole du commerce extérieur a pour nous une importance fondamentale. Il est pour nous un des moyens de défense contre le capitalisme qui … achèterait volontiers, à certaines conditions, notre socialisme naissant après s´être convaincu de son impuissance à l´écraser par la force armée. [«La Nouvelle Politique Économique de la Russie soviétique et les Perspectives de la Révolution mondiale», 14 novembre 1922, dans Les Cinq Premières Années de l’Internationale communiste, Monad Press, p. 242, marxist.org, traduction française]

Dans une série de lettres écrites à la mi-décembre 1922, Lénine a insisté sur la question du commerce extérieur et cherché à formaliser une alliance avec Trotsky pour inverser la décision d’octobre. Dans une lettre à Staline, il a dénoncé les manœuvres de Nikolaï Boukharine contre ce monopole:

En pratique, Boukharine agit en tant qu’avocat des profiteurs, de la petite bourgeoisie et de la couche supérieure de la paysannerie, en opposition au prolétariat industriel, qui sera totalement incapable de développer sa propre industrie et de faire de la Russie un pays industriel s’il n’a pas la protection, non pas de tarifs, mais du monopole du commerce extérieur... Du point de vue du prolétariat et de son industrie, la lutte actuelle tourne autour de principes fondamentaux. [«À propos du monopole du commerce extérieur», Lénine, Œuvres complètes, Vol. 33, traduit de l’anglais]

Le même jour, Lénine écrivait à Trotsky, lui demandant de défendre publiquement «notre position commune» et de représenter leur position lors du prochain plénum. Dans une lettre de suivi à Trotsky le 15 décembre, il affirmait: «Je considère que nous sommes tout à fait d’accord. Je vous demande de déclarer notre solidarité au plénum.» La motion a été adoptée, mais presque immédiatement, après un deuxième accident vasculaire cérébral, le Comité central a agi pour empêcher toute communication supplémentaire avec Lénine sur les questions politiques, invoquant des préoccupations pour sa santé. Staline a été chargé de faire respecter cet ordre.

Le 21 décembre, Lénine écrivait à Trotsky: «Il semble que nous ayons pu prendre position sans un seul coup de feu, par une simple manœuvre... Je suggère que nous ne devrions pas nous arrêter et que nous devrions continuer l’offensive...» Le lendemain, Staline s’en est pris à Nadejda Kroupskaïa, la femme de Lénine, pour avoir permis à Lénine de dicter la lettre à Trotsky. Lénine n’apprendra cet incident qu’en mars 1923, ce qui contribuera à son appel à la destitution de Staline du poste de secrétaire général, point sur lequel nous reviendrons.

La lutte contre le chauvinisme grand-russe

Un problème encore plus fondamental a émergé en parallèle durant la seconde moitié de 1922: la lutte contre la réémergence du nationalisme russe au sein de la direction du Parti bolchevique.

La Révolution bolchevique était fondée sur l’internationalisme, non seulement dans son orientation vers la révolution mondiale, mais aussi dans sa politique interne envers les nationalités opprimées de l’ancien empire tsariste. La Révolution d’Octobre avait promis l’autodétermination et l’égalité aux peuples opprimés qui avaient longtemps souffert sous la domination tsariste et grand-russe. Mais avec la stabilisation partielle de l’État soviétique sous la NEP, de puissantes pressions nationalistes ont commencé à se réaffirmer.

La question centrale était la proposition de Staline d’incorporer les républiques non russes – Ukraine, Géorgie, Azerbaïdjan, Arménie et autres – dans la République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR) sous le prétexte de l’«autonomisation», une mesure qui rétablissait de facto la domination russe. Le 26 septembre 1922, Lénine a proposé à la place la formation d’une Union des Républiques socialistes soviétiques, conçue comme une fédération de républiques égales dotées d’un droit formel à la sécession.

Selon le plan de Lénine, la RSFSR serait subordonnée aux nouveaux organes exécutifs fédéraux, plaçant ainsi toutes les républiques sur un pied d’égalité. Nous avons récemment souligné l’importance de cette position, notamment en lien avec les attaques de Poutine contre Lénine sur cette même question.

Les frontières de l’Union des républiques socialistes soviétiques lorsqu’elle fut constituée le 30 décembre 1922

Lors d’une réunion tenue le 6 octobre 1922, le Comité central a adopté une résolution basée sur la proposition de Lénine, cette même réunion qui avait adopté la proposition affaiblissant le monopole du commerce extérieur. Dans une lettre à Kamenev datée du 7 octobre, Lénine déclarait:

Je déclare une guerre à mort au chauvinisme de grande puissance. Aussitôt que je serai délivré de ma maudite dent, je le dévorerai avec toutes mes dents saines. Il faut absolument insister pour que le C.E.C. fédéral soit présidé à tour de rôle par un Russe, un Ukrainien, un Géorgien, etc. Absolument! «Billet à L. B. Kaménev sur la lutte contre le chauvinisme de grande puissance», Œuvres complètes de Lénine, Vol. 33]

Les conflits entre le Parti communiste russe et la direction du Parti communiste géorgien étaient centraux dans le différend sur la question nationale. Fin novembre, il est apparu que Sergo Ordzhonikidze, agissant en tant qu’envoyé de Staline en Géorgie, avait physiquement agressé un membre du Comité central géorgien lors d’une dispute, ce que Lénine a dénoncé dans les termes les plus vifs.

Staline et ses proches associés Anastas Mikoyan et Sergo Ordzhonikidze (en chemise blanche) à Tbilissi, 1925

Les 30 et 31 décembre, Lénine a résumé les questions dans des notes dictées «Sur la question des nationalités et de l’“autonomisation”». Dans ce document, Lénine formulait une critique cinglante de ce qu’il appelait la tendance bureaucratique «véritablement russe» en train de se développer au sein de l’appareil d’État, dû au fait que le gouvernement soviétique existait depuis «cinq ans sans l’aide d’autres pays et parce que nous avons été ‘occupés’ la plupart du temps par des engagements militaires». Il avertit:

Il est tout à fait naturel que, dans de telles circonstances, la «liberté de se retirer de l’union»... ne soit qu’un bout de papier, incapable de défendre les non-Russes contre l’assaut de cet homme véritablement russe, le chauvin grand-russe, en substance un coquin et un tyran, tel que l’est le bureaucrate russe typique. Il ne fait aucun doute que l’infiniment petit pourcentage d’ouvriers soviétiques et soviétisés se noiera dans cette marée de racaille chauviniste grand-russe comme une mouche dans du lait. «Sur la question des nationalités et de l’“autonomisation”», 30-31 décembre 1922 [traduit de l’anglais]

Lénine a explicitement identifié l’«engouement de Staline pour l’administration pure» et sa «rancune» comme force motrice derrière les efforts de centralisation. L’imposition de la domination russe sous le couvert de l’unité soviétique serait une trahison de l’internationalisme prolétarien, fondement même de la Révolution d’Octobre. Lénine écrivit:

L’intérêt fondamental de la lutte de classe prolétarienne exige que nous n’adoptions jamais une attitude formelle envers la question nationale, mais que nous tenions toujours compte de l’attitude spécifique du prolétariat de la nation opprimée (ou petite) envers la nation oppresseuse (ou grande).

Et dans son accusation politique la plus directe, Lénine déclara:

La responsabilité politique de toute cette campagne nationaliste véritablement grand-russe doit, bien sûr, être imputée à Staline et [Felix] Dzerjinski. [Ibid.]

La croissance de la bureaucratie et le bloc final entre Lénine et Trotsky

Les processus sociaux alimentant ces disputes avaient leur origine dans la croissance de la bureaucratie soviétique. Les concessions économiques accordées à la paysannerie et aux couches petite-bourgeoises sous la NEP ont créé un terrain fertile pour la résurgence des sentiments bourgeois et nationalistes. Comme l’a expliqué le camarade North:

La résurgence des sentiments nationalistes exprimait non seulement la vision de la paysannerie, mais aussi les sentiments du personnel de la bureaucratie croissante, qui en venait de plus en plus à voir la révolution du point de vue des privilèges que cette révolution avait créés pour ceux qui occupaient des positions privilégiées dans le nouvel État soviétique national. «Lénine, Trotsky et les origines de l’Opposition de gauche», David North, novembre 1993

Comme Trotsky l’a remarqué plus tard, la vision du bureaucrate était: «Pas tout pour la révolution mondiale, quelque chose pour moi aussi.» Lénine lui-même a reconnu ces dangers avec une clarté croissante tout au long de la période que nous avons examinée. Dans son rapport politique au Onzième Congrès du Parti en mars 1922, il a décrit la contradiction centrale à laquelle était confronté l’État soviétique:

Si nous prenons Moscou avec ses 4.700 communistes occupant des postes de responsabilité, et si nous prenons l’énorme machine bureaucratique, le gigantesque amas, nous devons nous demander: «Qui dirige qui? Je doute fort que l’on puisse affirmer que les communistes dirigent cet amas. À vrai dire, ils ne dirigent pas, ils sont dirigés... Les 4700 communistes... ont-ils subi l’influence d’une culture étrangère? Certes, on peut avoir l’impression que les vaincus ont un haut niveau de culture. Mais ce n’est pas du tout le cas. Leur culture est misérable, insignifiante, mais elle reste d’un niveau supérieur à la nôtre... [cité dans Ibid.]

Cet avertissement reflétait la prise de conscience croissante de Lénine que les conquêtes culturelles et politiques de la révolution étaient sapées par l’arriération même que l’État soviétique avait cherché à surmonter.

Lors du Onzième Congrès du Parti (mars-avril 1922), une décision apparemment secondaire a été prise, qui devait avoir des conséquences fatales: la nomination de Staline au poste nouvellement créé de secrétaire général. Cette décision a été soutenue par Zinoviev et Kamenev comme contrepoids à Trotsky. Lénine, qui n’a participé au Congrès que de manière sporadique, a exprimé ses préoccupations concernant le caractère politique de Staline, faisant sa célèbre remarque: «Ce cuisinier ne préparera que des plats épicés.» Cependant, croyant que ce poste était de moindre importance à l’époque, il n’a pas bloqué la nomination.

Un épisode significatif dans le développement de cette couche bureaucratique émergente s’est produit en août 1922 lors de la Douzième Conférence du Parti, qui a légalisé pour la première fois des privilèges matériels pour les principaux responsables du parti. Dans son analyse de la croissance de la bureaucratisation, Vadim Rogovine accorde une importance centrale à ce changement :

La résolution de la conférence, «Sur la situation matérielle des travailleurs actifs du Parti», désignait clairement le nombre de «travailleurs actifs du Parti» (15.325 personnes) et introduisait une hiérarchie stricte de leur classement en six rangs. Les membres du Comité central et de la Commission centrale de contrôle, les chefs des départements du Comité central, les membres des bureaux régionaux du Comité central et les secrétaires des comités régionaux et provinciaux devaient recevoir une rémunération selon le rang le plus élevé. [Was There an Alternative? 1923-1927; Trotskyism: A Look Back Through the Years, Mehring Books, p. 62]

Les préoccupations de Lénine se sont intensifiées lors de son retour à la vie politique active à l’automne 1922, après son premier accident vasculaire cérébral. Il était désormais confronté à un parti et à un appareil d’État de plus en plus marqués par l’influence de Staline.

Début décembre 1922, alors que le conflit autour du monopole du commerce extérieur et la lutte contre le chauvinisme national atteignaient leur apogée, Lénine a tenu ce qui serait sa dernière discussion politique avec Trotsky. Le sujet était la lutte contre la bureaucratisation croissante de l’appareil soviétique. Trotsky a raconté plus tard cette conversation dans «L’École de falsification de Staline»:

Lénine m’a convoqué dans sa chambre au Kremlin, a parlé de la terrible croissance de la bureaucratie... Il a proposé de créer une commission spéciale du Comité central et m’a demandé de prendre une part active au travail. J’ai répondu... «Dans la lutte actuelle contre la bureaucratie... nous ne devons pas oublier qu’il se produit... une sélection spéciale des fonctionnaires... autour de certaines personnalités et groupes dirigeants du parti... c’est-à-dire le Comité central.»

Lénine a réfléchi, puis a dit : «C’est-à-dire que je propose une lutte contre la bureaucratie soviétique et que vous proposez d’inclure la bureaucratie du Bureau d’organisation du Parti.»

«Je suppose que c’est cela», ai-je répondu.

Puis Vladimir Ilitch a dit: «Très bien, alors je propose un bloc.»

J’ai dit: «C’est un honneur de former un bloc avec un homme de valeur.» Trotsky, «L’École de falsification de Staline», 1937 [traduit de l’anglais]

Le «Testament» de Lénine et la lutte inachevée contre Staline

Les derniers mois de la vie politique active de Lénine – entre décembre 1922 et mars 1923 – ont été marqués par une prise de conscience profonde et croissante de la crise qui étreignait le Parti communiste et l’État soviétique. Bien que de plus en plus affaibli par la maladie, y compris un deuxième accident vasculaire cérébral le 15 décembre, Lénine a continué à dicter des lettres et des notes politiques, une série de documents collectivement connus comme son Testament. Ces écrits représentent les avertissements les plus clairs de Lénine sur les dangers posés par la dégénérescence bureaucratique de la direction du parti.

Lénine s’adressant à la foule en mai 1920, avec Trotsky debout à côté de la tribune.

Les 23 et 25 décembre 1922, Lénine a dicté une lettre adressée au prochain Douzième Congrès du Parti. Réfléchissant sur les contradictions de classe au sein de la société soviétique, Lénine avertissait de l’instabilité sous-jacente de la révolution et du danger d’une scission au sein du Parti communiste:

Notre Parti s’appuie sur deux classes et, par conséquent, son instabilité serait possible et sa chute inévitable s’il n’y avait pas d’accord entre ces deux classes... Aucune mesure ne pourrait empêcher une scission dans un tel cas. Lénine, «Lettre au Congrès» [traduit de l’anglais]

Passant à une évaluation de la direction du Parti communiste, il écrivait:

Le camarade Staline, devenu secrétaire général, a une autorité illimitée concentrée entre ses mains, et je ne suis pas sûr qu’il sera toujours capable d’utiliser cette autorité avec suffisamment de prudence.

Le camarade Trotsky, en revanche... se distingue non seulement par une capacité exceptionnelle – il est personnellement peut-être l’homme le plus capable du Comité central actuel – mais il a fait preuve d’une trop grande confiance en lui-même et a montré une préoccupation excessive pour le côté purement administratif du travail. [Ibid.]

Dans sa discussion des personnalités individuelles au sein de la direction du Parti bolchevique, Lénine soulignait la nécessité de comprendre les forces sociales et les pressions qui, selon ses propres mots, «peuvent involontairement conduire à une scission». Comme l’a expliqué le camarade North:

Pourquoi, pourrait-on se demander, Lénine a-t-il attribué une telle importance politique aux relations entre ces deux hommes? Lénine n'a cessé de dénoncer la tendance vulgaire à réduire les problèmes politiques complexes au niveau des individus et de leurs intentions subjectives. Il ne changeait certainement pas son approche des problèmes politiques. Il faut plutôt croire que Lénine reconnaissait dans la tension chronique entre Trotski et Staline l’expression de véritables conflits sociaux au sein du Parti bolchevique, eux-mêmes reflets des contradictions sociales qui menaçaient la Révolution russe. «Lénine, Trotsky et les origines de l’Opposition de gauche»

Le 4 janvier 1923, Lénine est intervenu plus directement contre Staline, appelant explicitement à son retrait du poste de secrétaire général :

Staline est trop grossier et ce défaut... devient insupportable chez un secrétaire général. C’est pourquoi je suggère que les camarades réfléchissent à un moyen de retirer Staline de ce poste et de nommer un autre homme à sa place... Cette circonstance peut sembler être un détail négligeable. Mais... c’est un détail qui peut prendre une importance décisive. Lénine, «Addition à la Lettre» [traduit de l’anglais]

Le 5 mars 1923, Lénine a de nouveau écrit à Trotsky pour l’exhorter à assumer leur position commune sur la question nationale. Ce même jour, Lénine a envoyé une lettre à Staline, menaçant de rompre leurs relations personnelles. Faisant référence à l’appel précédent au cours duquel Staline avait attaqué Kroupskaïa pour avoir permis à Lénine de dicter une lettre à Trotsky, Lénine écrivit:

Vous avez été tellement grossier que vous avez convoqué ma femme au téléphone et avez utilisé un langage injurieux... Je vous demande donc de réfléchir si vous êtes prêt à retirer ce que vous avez dit et à présenter vos excuses, ou si vous préférez que nos relations soient rompues. Lénine, «Au camarade Staline» [traduit de l’anglais]

L’intention de Lénine était de porter toutes ces questions devant le Douzième Congrès du Parti et de lancer une lutte ouverte, en alliance avec Trotsky, contre la dégénérescence bureaucratique de la direction du parti.

Lénine photographié en 1923

Mais cela ne devait pas être. Cinq jours plus tard, le 10 mars 1923, Lénine a subi son troisième accident vasculaire cérébral, qui l’a rendu définitivement invalide. Il est mort dix mois plus tard, le 21 janvier 1924. Le Testament de Lénine a été supprimé par la faction stalinienne, mais les questions qui avaient commencé à émerger au cours de sa dernière année allaient être poursuivies et développées par l’Opposition de gauche.

La fondation de l’Opposition de gauche: De la défaite de la Révolution allemande au «Cours nouveau»

L’émergence de l’Opposition de gauche en 1923 a été la réponse politique consciente à la dégénérescence bureaucratique croissante de l’Union soviétique. Comme nous l’avons souligné, cette dégénérescence avait ses racines dans les conditions objectives auxquelles l’État soviétique était confronté après la Révolution d’octobre et la dévastatrice guerre civile. Cependant, comme l’a souligné le camarade North en réponse aux apologies fatalistes de l’historien stalinien Eric Hobsbawm, les conditions objectives trouvent leur manifestation dans la lutte politique:

Les divisions qui se sont ouvertes au sein du Parti communiste russe après 1921 témoignent du fait que les conditions objectives ont généré une large gamme de réponses. La manière dont les dirigeants du parti ont répondu aux problèmes, et les tendances qui se sont développées autour de ces réponses, reflétaient non seulement leurs différentes évaluations des conditions objectives, mais aussi leur relation avec des forces sociales différentes et même mutuellement hostiles. «Léon Trotsky et le sort du socialisme au XXe siècle: une réponse au professeur Eric Hobsbawm», dans La Révolution russe et le XXe siècle inachevé [traduit de l’anglais]

Un pôle de ce conflit en développement était représenté par Trotsky et l’Opposition de gauche, qui articulaient les intérêts du prolétariat industriel et le programme de la révolution socialiste mondiale. L’autre pôle était la clique autour de Staline, qui exprimait de plus en plus la vision et les intérêts matériels de la caste bureaucratique grandissante.

La lettre de Trotsky du 8 octobre et la Déclaration des 46

Entre le troisième accident vasculaire cérébral de Lénine le 10 mars 1923 et l’automne de cette année-là, s’est déroulé un interrègne politique crucial. Trotsky s’est abstenu pendant plusieurs mois de lancer une offensive politique ouverte, espérant que la santé de Lénine pourrait s’améliorer et que le bloc qu’ils avaient envisagé pourrait être ravivé.

Christian Rakovski, à gauche, avec Léon Trotsky, vers 1924

Tout au long de l’été 1923, Staline, agissant de plus en plus comme la figure dominante au sein de la «troïka» dirigeante aux côtés de Zinoviev et Kamenev, a pris des mesures calculées pour consolider son contrôle sur l’appareil du parti, notamment en écartant des alliés de Trotsky, comme Rakovski et Preobrajenski. Pendant ce temps, la situation économique en Union soviétique se détériorait rapidement. La «crise des ciseaux» – c’est-à-dire l’écart croissant entre les prix industriels et les prix agricoles – a atteint un point critique à l’automne. Les directeurs d’usine n’étaient pas en mesure de payer les salaires, tandis que la paysannerie était malmenée par des termes d’échange défavorables. Une vague de grèves a éclaté dans les principaux centres industriels.

Le Politburo, dominé par la troïka, a refusé d’envisager même une discussion sur les propositions de Trotsky pour faire face à l’urgence, qui étaient axées sur la nécessité d’une planification économique accrue et du développement de l’industrie d’État. Cela, combiné aux développements en Allemagne, où la situation était mûre pour une révolution, ce qui aurait pu changer radicalement la situation internationale, a poussé Trotsky à conclure qu’une lutte ouverte était nécessaire.

Le 8 octobre 1923, Trotsky a soumis une lettre au Comité central et à la Commission centrale de contrôle du PCR – un document d’une «importance historique», comme l’a qualifié le camarade North dans un éditorial publié dans l’International Workers Bulletin en octobre 1993, lorsque le document a été traduit en anglais pour la première fois. Par cette lettre étaient posés les fondements politiques de l’Opposition de gauche. [Voir, La fondation de l'Opposition de gauche]

La lettre était une déclaration de guerre à la dégénérescence bureaucratique du parti. Elle commençait par identifier «deux raisons de la détérioration marquée de la situation au sein du parti»:

a) le régime interne du Parti fondamentalement inapproprié et malsain, et b) le mécontentement des travailleurs et des paysans face à la situation économique sévère qui s’est développée non seulement en raison de difficultés objectives, mais aussi en raison d’erreurs fondamentales évidentes dans la politique économique. Trotsky, «Lettre du 8 octobre 1923 au Comité central et à la Commission centrale de contrôle du Parti communiste russe»

Trotsky démontrait comment le régime de sélection des secrétaires, dominé par Staline, avait engendré une hiérarchie auto-entretenue de dirigeants désignés. Ces secrétaires, qui n’avaient aucun compte à rendre aux membres du parti, étaient choisis non pour leur clarté politique ou leur expérience révolutionnaire, mais pour leur soumission à la clique dirigeante. Trotsky mettait en garde: des «abcès internes» se formaient dans tout le parti, et la répression des débats ne ferait qu’enfoncer l’opposition dans la clandestinité, au risque de voir émerger des groupements illégaux.

Il se tournait ensuite vers la situation économique. La NEP, en tant que repli temporaire, nécessitait une planification économique minutieuse et consciente pour éviter de renforcer les éléments capitalistes. Trotsky pointait à l’opposé l’incohérence de la politique économique. Il avertissait que des décisions importantes étaient prises «à la hâte au Politburo» sans référence au plan ou à la prévision scientifique. La «crise des ciseaux» qui en résultait sapait l’alliance entre le prolétariat et la paysannerie.

Tout cela, concluait Trotsky, indiquait une menace existentielle pour la révolution. Le parti, écrivait-il, entrait dans «ce qui pourrait être l’époque la plus cruciale de son histoire, portant le lourd fardeau des erreurs commises par nos organes dirigeants».

Pour de nombreux dirigeants marxistes parmi les plus expérimentés du parti, la lettre a servi de point de ralliement. Le 15 octobre, seulement une semaine plus tard, quarante-six Vieux bolcheviks éminents ont soumis une Déclaration au Politburo, approuvant l’analyse de Trotsky et initiant l’Opposition de gauche. La déclaration avertissait que la crise économique était énormément exacerbée par le régime interne du parti:

… nous observons une division toujours croissante, à peine dissimulée, du parti entre une hiérarchie du secrétariat et des «profanes»... le parti cesse en grande partie d’être ce collectif vivant et indépendant qui est sensible aux changements de la réalité vivante... [s’y substitue] une direction unilatérale de l’activité... Si la situation qui s’est développée n’est pas radicalement changée dans un avenir très proche, la crise économique en Russie soviétique et la crise de la dictature fractionnelle au sein du parti porteront de lourds coups à la dictature du prolétariat en Russie et au Parti communiste de Russie. [«Déclaration des 46»]

«Cours Nouveau» et la bataille pour le parti

À ce stade, l’appareil bureaucratique en développement ne se sentait pas encore assez fort pour simplement étouffer la critique dévastatrice soulevée par Trotsky et les bolcheviks dirigeants signataires de la Déclaration des 46. Trotsky jouissait d’un immense respect au sein de la classe ouvrière et des membres du parti. La direction fut contrainte de faire certaines concessions tactiques.

Le 5 décembre 1923, le Comité central adopta une résolution «Sur la construction du parti», qui, du moins sur le papier, approuvait plusieurs des critiques centrales de Trotsky, y compris sur la bureaucratisation du régime interne du parti.

Trotsky fit suite à cette résolution avec «Cours Nouveau (Lettre aux assemblées du Parti)», publié dans la Pravda le 8 décembre et appelant à la mise en œuvre intégrale des dispositions de la résolution. «… le centre de gravité, qui avait été placé à tort dans l’appareil par l’‘‘ancien cours’’, a maintenant été transféré par le ‘‘cours nouveau’’, proclamé dans la résolution du Comité central, vers l’activité, l’initiative et l’esprit critique de tous les membres du parti, en tant qu’avant-garde organisée du prolétariat.» (dans The Challenge of the Left Opposition (1923-1925), Pathfinder Press, 2002, p. 137) [traduit de l’anglais]

Staline et la couche bureaucratique émergente qu’il représentait répondirent en lançant une attaque contre Trotsky, cherchant à saper la résolution adoptée. Le 15 décembre, Staline publia un article dans la Pravda ressassant de vieux différends d’avant la Révolution d’Octobre pour présenter Trotsky comme un opposant de longue date au léninisme. La campagne de falsification historique avait commencé.

Trotsky répondit par une série d’articles adressés aux membres du parti et publiés entre décembre 1923 et janvier 1924. Dans ces articles, rassemblés dans la brochure Cours Nouveau, Trotsky exposa les fondements politiques de l’Opposition de gauche et développa les arguments de sa lettre du 8 octobre. Les titres reflètent les questions essentielles qu’il abordait: La question des générations au sein du parti; La composition sociale du parti; Groupes et formations fractionnelles; Bureaucratisme et révolution; Tradition et politique révolutionnaire La «sous-estimation» de la paysannerie; et Économie planifiée.

Trotsky insista sur le fait que les problèmes auxquels le parti était confronté, dans une situation sociale et économique de plus en plus complexe et aggravée par l’isolement de la révolution, ne pouvaient être résolus que par l’implication active des membres et l’élévation de leur niveau politique:

Tout le travail antérieur d’épuration du Parti, le relèvement de son instruction politique et de son niveau théorique, et enfin la fixation de qualifications pour les fonctionnaires du Parti ne peut avoir son couronnement que dans l’élargissement et l’intensification de l’activité autonome de toute la collectivité du Parti. Une telle activité est la seule garantie sérieuse contre tous les dangers liés à la Nouvelle politique économique et à la lenteur du développement de la révolution européenne. [Préface à Cours Nouveau, janvier 1924, dans The Challenge of the Left Opposition, pp. 70-71] [traduction française tirée de marxists.org]

Trotsky souligna le lien entre l’échec de la Révolution allemande, que nous aborderons bientôt, et l’impératif d’un changement dans le caractère du parti en URSS. «L’approche des événements d’Allemagne a mis le parti en effervescence.» écrivit-il. «C’est à ce moment précisément qu’est apparu avec une netteté particulière le fait que le parti vit en quelque sorte sur deux étages: l’étage supérieur, où l’on décide, et l’étage inférieur, où l’on ne fait que prendre connaissance des décisions.» [« La question des générations au sein du parti », 23 décembre 1923, traduction française tirée de marxist.org]

Le changement de régime interne fut «reporté» alors que les événements d’Allemagne se déroulaient. «Lorsqu’il s’avéra que ce dénouement était retardé par la force des choses, le parti mit à l’ordre du jour la question du 'Cours nouveau'.» [Ibid.]

Tout en soulignant les facteurs objectifs et internationaux sous-jacents aux périls auxquels l’État soviétique était confronté, Trotsky insista également sur le rôle du facteur subjectif, c’est-à-dire la réponse du parti. «L’histoire est faite par les hommes, mais les hommes ne font pas toujours l’histoire consciemment; pas même la leur,» écrivit-il.

«En fin de compte, la question sera résolue par deux grands facteurs d’importance internationale: la marche de la révolution en Europe et la rapidité de notre développement économique. Mais rejeter d’une manière fataliste toute la responsabilité sur ces facteurs objectifs serait une faute, au même titre que de chercher des garanties uniquement dans un radicalisme subjectif hérité du passé. Dans la même situation révolutionnaire, et dans les mêmes conditions internationales, le parti résistera plus ou moins aux tendances désorganisatrices selon qu’il sera plus ou moins conscient des dangers et les combattra avec plus ou moins de vigueur.» [«La composition sociale du parti», décembre 1923, Ibid]

Un mois plus tard, le 21 janvier 1924, Lénine mourut. Dans le même temps, Staline et ses alliés convoquèrent la Treizième Conférence du parti et lancèrent une campagne de dénonciation contre Trotsky et l’Opposition de gauche.

«Leçons d’Octobre», les «débats littéraires» de 1924 et l’adoption du «Socialisme dans un seul pays»

Parallèlement à ces conflits internes, les événements hors des frontières de l’URSS allaient avoir une immense signification pour l’avenir des développements politiques – avant tout, l’échec de la Révolution allemande de 1923.

La bureaucratisation de l’État soviétique fut à la fois une cause et une conséquence de l’isolement continu de la révolution mondiale durant les années 1920. À mesure que la bureaucratie gagnait en force, elle affaiblissait la capacité de l’Internationale communiste à mener une politique révolutionnaire, ce qui renforça les pressions nationalistes au sein de l’URSS. L’échec de la Révolution allemande fut un tournant décisif.

La révolution allemande de 1923: une opportunité manquée et ses conséquences

Je ne peux pas, dans le cadre de cette conférence, faire un compte rendu détaillé des événements de 1923, qui sont exposés dans l’excellent essai du camarade Peter Schwarz, «L’Octobre allemand: la Révolution manquée de 1923». Mais il est nécessaire d’en donner un aperçu pour comprendre les développements qui suivirent.

Durant l’été et l’automne 1923, la situation en Allemagne avait atteint un point critique. L’hyperinflation rendait la monnaie sans valeur, aggravée par l’occupation française de la région industrielle de la Ruhr. Des millions de personnes sombrèrent dans la pauvreté. Une vague de grèves balaya l’Allemagne, culminant avec la grève générale du 10 août qui renversa le gouvernement du chancelier Wilhelm Cuno. Pendant ce temps, les forces réactionnaires complotaient des coups d’État et des soulèvements.

C’est dans ce contexte que le Bureau politique du Parti communiste russe, sur l’insistance de Trotsky, adopta le 21 août 1923 une résolution appelant l’Internationale communiste à se préparer à une insurrection en Allemagne. Des livraisons d’armes furent organisées, des conseillers soviétiques furent envoyés en Allemagne, et le Parti communiste allemand (KPD) entama la formation de milices ouvrières. Le KPD étendait rapidement son influence au sein de la classe ouvrière, tandis que les sociaux-démocrates, de plus en plus discrédités, faisaient l’objet d’un rejet massif. C’était une situation révolutionnaire extrêmement favorable.

Staline, exprimant les instincts conservateurs de la bureaucratie soviétique, chercha à freiner le mouvement. Dans une lettre à Zinoviev datée du 7 août 1923, il avertit: «À mon avis, les Allemands doivent être freinés et non encouragés.» Trotsky, en revanche, insista sur le fait que la révolution devait être préparée de manière décisive et urgente. Il encouragea la fixation d’une date définitive et avertit que l’opportunité ne durerait pas éternellement.

Fin septembre, l’Allemagne était en état d’urgence. Le 1er octobre, un putsch raté de forces militaires d’extrême droite souligna l’instabilité du régime de Weimar. Pourtant, le 21 octobre, alors que le KPD se préparait à diriger le soulèvement, il annula soudainement l’insurrection – seulement deux semaines après la lettre du 8 octobre de Trotsky. Cette décision, motivée par l’hésitation des dirigeants allemands et russes, aboutit à un fiasco politique. La décision n’atteignit pas Hambourg, où une insurrection isolée et avortée fut écrasée en trois jours.

Des soldats allemands fouillant des passants près d’une barricade pendant l’insurrection de Hambourg, le 23 octobre 1923.

L’échec en Allemagne maintint l’isolement de l’URSS et porta un coup démoralisant à la classe ouvrière internationale. Ses conséquences résonnèrent tout au long du XXe siècle, renforçant les forces de la réaction qui, une décennie plus tard – et avec l’aide de la politique criminelle de l’Internationale communiste et de la social-démocratie – conduisirent à l’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1933.

Les Leçons d’Octobre

À l’automne 1924, Trotsky écrivit une préface au troisième volume de ses discours et articles de 1917. Publié sous le titre Leçons d’Octobre, ce texte devint un document fondateur de l’Opposition de gauche.

Certaines conceptions fondamentales animaient ce document. Premièrement, Trotsky comprenait que, dans le conflit croissant au sein du parti, l’éducation de la classe ouvrière dans les expériences historiques de la révolution était impérative. Il comprenait aussi que le conflit avec la bureaucratie émergente ne porterait pas seulement sur le programme et la politique, mais aussi sur l’interprétation même de l’histoire.

«Il faut que tout notre Parti, et particulièrement les jeunes générations,» écrivit-il, «étudient minutieusement l'expérience d'Octobre, qui nous a fourni une vérification incontestable de notre passé et nous a ouvert une large porte sur l'avenir.» Il commença l’essai en évoquant la négligence du parti envers sa propre expérience révolutionnaire. «Le coup de force accompli,» observa-t-il, «il semble que nous avons décidé que nous n'aurions plus à le répéter.… De l'étude d'Octobre, des conditions de sa préparation immédiate, il semble que nous n'attendions pas une utilité directe pour les taches urgentes de l'organisation ultérieure.» [Leçons d’Octobre]

Deuxièmement, Trotsky aborda la clarification historique d’Octobre non seulement du point de vue des considérations internes, mais comme une question pressante pour le prolétariat international. Il rejeta la conception selon laquelle la Révolution d’Octobre était un événement national isolé, insistant au contraire sur le fait qu’elle était une expérience historique mondiale. «Nous sommes une partie de l’Internationale;» écrivit-il, «or le prolétariat des autres pays a encore à résoudre son problème d'Octobre.»

Outre l’expérience allemande, Trotsky nota que le Parti communiste bulgare avait laissé échapper un «moment exceptionnellement favorable pour une action révolutionnaire» en juin 1923, puis lancé une insurrection mal préparée et aventuriste en septembre.

En Allemagne, où les conditions objectives étaient plus favorables qu’en Russie en 1917, l’absence d’une direction révolutionnaire clairvoyante et résolue conduisit à une opportunité révolutionnaire manquée, d’une importance historique mondiale. Trotsky insistait: «Certes, la seule étude de la révolution d’Octobre est insuffisante… mais il peut y avoir des situations où existent toutes les prémisses de la révolution, sauf une direction clairvoyante et résolue du Parti basée sur la compréhension des lois et des méthodes de la révolution. Telle était précisément la situation l'année dernière en Allemagne»

Troisièmement, la conclusion centrale que Trotsky tira de l’expérience d’Octobre était le rôle décisif du parti révolutionnaire. «Le Parti est l'instrument essentiel de la Révolution prolétarienne.» écrivit-il. «Notre expérience… nous permet presque d'ériger en loi l'inévitabilité d'une crise dans le Parti lorsqu'il passe du travail de préparation révolutionnaire à la lutte directe pour le pouvoir.»

Chaque tournant tactique sérieux, argumenta Trotsky, produit des frictions et des crises. «si le virage a été trop brusque ou trop inattendu» avertit-il, «et que la période précédente ait accumulé trop d'éléments d'inertie et de conservatisme dans les organes dirigeants du parti, alors le parti se révélera incapable d’assumer son rôle de direction… Le Parti est ravagé par une crise et le mouvement passe à côté du parti et marche à la défaite.»

Un parti révolutionnaire, écrit-il, est toujours «soumis à la pression d’autres forces politiques». Durant une crise ou un tournant brusque, la capacité du parti à résister à ces pressions est affaiblie. «De là, la possibilité» avertit-il, «que les groupements internes du Parti… se développent bien au-delà des points de controverse initiaux et ne servent de support à différentes tendances de classes.… un parti qui ne suit pas le rythme des tâches historiques de sa classe devient ou risque de devenir l’instrument indirect d’autres classes.»

Cette analyse offrait non seulement un diagnostic de la crise du parti en 1917, mais aussi un avertissement concernant la crise à laquelle il était confronté en 1924. Trotsky précisa qu’au moment de l’insurrection, ce qui était confusion latente remontait à la surface:

Tout ce qu'il y a dans le Parti d'irrésolu, de sceptique, de conciliateur, de capitulard s'élève contre l'insurrection, cherche pour son opposition des formules théoriques et les trouve toutes prêtes chez ses adversaires d'hier, les opportunistes. Nous aurons encore maintes fois à observer ce phénomène.

Quatrièmement, l’essai de Trotsky n’était pas écrit dans un esprit d’intrigue factionnelle. Il rejetait explicitement l’utilisation des conflits de 1917 pour des récriminations mesquines. «Rien ne serait plus mesquin» écrivit-il, «que d'essayer d'en faire après une période de plusieurs années une arme de lutte contre ceux qui se sont alors trompés.» Mais, poursuivit-il, «il serait… inadmissible, pour des considérations d'ordre personnel insignifiantes, de taire les problèmes».

Le but de Trotsky était d’élever le niveau politique de l’ensemble du parti, et surtout de ses couches les plus jeunes. Ce n’est qu’à partir de la clarté – avant tout, de la clarté historique – que le parti pouvait surmonter les dangers internes croissants et assumer son rôle de diriger la révolution internationale.

La partie principale du document était un examen des conflits internes du Parti bolchevique en 1917 – des conflits largement méconnus de la base du parti et analysés dans la conférence de Christoph. Il détailla le retour initial de Staline et Kamenev à une position défensiste et conciliatrice après la Révolution de Février; la vive résistance de nombreux bolcheviks dirigeants aux Thèses d’avril de Lénine; et l’opposition de Zinoviev et Kamenev à l’insurrection même qui porta la classe ouvrière au pouvoir.

C’était précisément cela qui rendait Leçons d’Octobre si menaçantes pour l’appareil stalinien. Celui-ci réagit par une campagne soutenue pour isoler et discréditer Trotsky. Kamenev, Zinoviev et Staline lancèrent les «débats littéraires», une campagne idéologique soigneusement orchestrée de calomnies et de falsifications.

De cette campagne émergea la mythologie officielle du «trotskysme» comme un courant distinct et hostile. Comme Trotsky l’observa ironiquement, c’était la «théorie du péché originel»: Trotsky n’avait jamais vraiment été un bolchevique, il «sous-estimait la paysannerie», et son rôle politique avait toujours été une déviation. Staline commença aussi à falsifier l’histoire d’Octobre, minimisant le rôle central de Trotsky dans l’insurrection et inventant la légende d’un «centre pratique» prétendument dirigé par lui-même.

L’intention de Trotsky était d’éduquer une nouvelle génération de marxistes révolutionnaires, en Russie et à l’international, sur les bases historiques de la Révolution d’Octobre – et d’en tirer les conclusions stratégiques nécessaires pour préserver et étendre cette victoire. Sa thèse centrale – que le sort de la classe ouvrière dépendait de la question de la direction – reste une des leçons les plus cruciales du XXe siècle.

«Le socialisme dans un seul pays»: l’étendard théorique de la réaction bureaucratique

La campagne politique et idéologique contre Trotsky aboutit à une révision fondamentale du marxisme et à une rupture décisive avec les fondements internationalistes du bolchevisme: la théorie du «socialisme dans un seul pays».

Avant la fin de l’année 1924, aucun bolchevique dirigeant ne remettait en cause le principe selon lequel le socialisme ne pouvait être réalisé de manière isolée. Au début de 1924, Staline lui-même avait reconnu que «les efforts d’un seul pays, en particulier d’un pays paysan comme la Russie, sont insuffisants» pour la victoire finale du socialisme. Lénine avait répété à maintes reprises que la survie de la République soviétique dépendait de l’extension de la révolution aux pays capitalistes avancés, en particulier en Europe.

Staline dans les années 1920

Mais en décembre 1924, Staline fit volte-face. Avec Boukharine, il affirma désormais que le prolétariat «peut et doit» construire le socialisme dans un seul pays. La «théorie de la révolution permanente» de Trotsky, argumenta Staline, exprimait un «manque de foi dans la force et les capacités de notre révolution, un manque de foi dans la force et les capacités du prolétariat russe – voilà ce qui est à la racine de la théorie de la “révolution permanente”.» (Staline, «La Révolution d’Octobre et les tactiques des communistes russes», décembre 1924) [traduit de l’anglais]

Staline proclama que la théorie de la révolution permanente était une «variété de menchevisme», puisque les mencheviks s’opposaient à la prise du pouvoir par la classe ouvrière en Russie au motif que le pays était économiquement arriéré. C’était le comble de la sophistique. Comme Christoph l’a rappelé dans la première conférence, la théorie de la révolution permanente de Trotsky soutenait, contre la conception menchevique, que la classe ouvrière en Russie devait prendre le pouvoir, en dirigeant les masses paysannes, et instaurer un État ouvrier. Cela était possible et nécessaire précisément en raison du caractère mondial de la révolution, dont la Révolution russe était une composante.

Staline transforma cela en un «manque de foi» dans le «prolétariat russe». Ce qu’il voulait vraiment dire, c’est que la théorie de la révolution permanente de Trotsky reposait sur une perspective internationaliste, sur une compréhension de la Révolution russe comme partie intégrante d’une révolution mondiale. C’était l’essence du conflit entre trotskysme et stalinisme: «théorie de la révolution permanente» contre «socialisme dans un seul pays».

Le camarade North, en réponse à l’historien Thomas Twiss, souligne ce point. Alors que Twiss (et aussi, pourrait-on ajouter, les adeptes de la théorie du ‘capitalisme d’État’) argumentaient que l’essence de la critique trotskyste du stalinisme résidait dans l’opposition à la bureaucratie, c’était faux. «Le problème de la bureaucratie soviétique était, pour Trotsky, entièrement secondaire par rapport à la question de l’internationalisme révolutionnaire» explique le camarade North.

Il poursuit ainsi:

En fait, on ne pouvait comprendre la nature réelle de la bureaucratie stalinienne que dans le contexte du rapport de l’Union soviétique à la lutte des classes internationale et du destin du socialisme mondial. Comme tendance apparue au sein du Parti bolchevique – dans le contexte des défaites subies par la classe ouvrière en Europe centrale et occidentale au lendemain de la Révolution d’octobre – le stalinisme représentait une réaction nationaliste dirigée contre l’internationalisme marxiste. Comme l’écrivait Trotsky un an avant son assassinat, ‘‘On peut même dire que tout le stalinisme, sur le plan théorique, se développa à partir de la critique de la théorie de la révolution permanente telle qu'elle a été formulée en 1905’’. (David North, préface à Léon Trotsky et la lutte pour le socialisme au XXIe siècle)

La théorie du socialisme dans un seul pays fut officiellement adoptée lors du 14e Congrès du parti en 1925 et devint l’étendard idéologique de la bureaucratie nationaliste montante. Les conséquences furent catastrophiques, comme les conférences suivantes le montreront.

La sécurité et la Quatrième Internationale, en lançant l’enquête sur l’assassinat de Trotsky, a nécessairement réexaminé et fait avancer toute l’histoire du mouvement trotskyste. L’opposition féroce à cette enquête – en particulier de la part des pablistes – était ancrée dans leur propre adaptation politique au stalinisme. Cette trajectoire politique culmina dans le fait que le Socialist Workers Party infesté d’agents et dirigé par Jack Barnes répudia ouvertement la théorie de la révolution permanente de Trotsky en 1982.

Membres de l'Opposition de gauche en 1927. (Au premier rang, de gauche à droite) Leonid Serebryakov, Karl Radek, Léon Trotsky, Mikhaïl Bogouislavski, Evgueni Preobrazhensky ; (au deuxième rang) Christian Rakovsky, Jacob Drobnis, Aleksander Beloborodov et Lev Sosnovski.

Si une conclusion émerge d’un examen des origines de l’Opposition de gauche, c’est la continuité ininterrompue entre la perspective qui anima la Révolution russe et l’émergence de la lutte, menée par Trotsky, contre la montée de la bureaucratie stalinienne. Cette continuité historique réfute la calomnie anticommuniste que le stalinisme était le résultat inévitable de la Révolution d’octobre. Au contraire, ce que le stalinisme chercha à détruire – par les exclusions, les calomnies, les falsifications et finalement le génocide politique – était la perspective de la révolution socialiste mondiale, le programme même du marxisme.

C’est pour démasquer cette campagne de meurtres et d’assassinats que fut lancée l’enquête ‘La sécurité et la Quatrième Internationale’, à travers laquelle le fil de la continuité historique fut préservé et le stalinisme et ses agents subirent un coup dévastateur. De plus, la théorie de la révolution permanente, au cœur de toute cette lutte, a été confirmée par les tragédies et les trahisons du XXe siècle. Elle demeure le fondement théorique indispensable à l’orientation politique de la classe ouvrière et de la jeunesse dans la période de convulsions révolutionnaires que nous traversons.

(Article paru en anglais le 24 août 2025)

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