Ceci est la première partie de la conférence « Le génocide politique en URSS (1936-1940) », donnée par Fred Williams, Katja Rippert et Alejandro Lopez lors de l'Université d'été 2025 du Parti de l'égalité socialiste (États-Unis) sur l'histoire de l’enquête La sécurité et la Quatrième Internationale. Pour compléter cette lecture, nous vous encourageons à consulter le discours de Trotsky « Je mets ma vie en jeu» (article en anglais) et l'annexe II de l'ouvrage de Vadim Rogovine « La terreur stalinienne de 1937-1938 : le génocide politique en URSS » (article en anglais, publié aujourd'hui sur le WSWS. Cet ouvrage et d'autres de Rogovine sont en vente chez Mehring Books .
Le 19 août 1936 s'ouvrit le premier procès-spectacle de Moscou, marquant le début de l'une des machinations les plus criminelles de l'histoire. Aussi connu sous le nom de « Procès des Seize », «l’Affaire du Centre terroriste trotskyste-zinoviéviste » dura jusqu'au 24 août. À l'issue de ce procès, les seize accusés furent condamnés à mort avec confiscation de leurs biens. Outre les personnes présentes au procès, Lev Davidovitch Trotsky et son fils, Lev Lvovitch Sédov, exilés hors d'Union soviétique, furent déclarés par contumace « susceptibles d'être immédiatement arrêtés et jugés par le Collège militaire de la Cour suprême de l'URSS », c'est-à-dire qu'en cas de capture, ils seraient eux aussi jugés et exécutés, au mépris des normes judiciaires les plus élémentaires.
Parmi les seize accusés, onze étaient d'éminents vieux bolcheviks qui avaient adhéré au parti avant 1917, organisé et dirigé la révolution d'Octobre, fondé l'Internationale communiste en 1919, combattu héroïquement pendant la guerre civile (1918-1921) et instauré l'Union soviétique comme premier État ouvrier au monde. Les cinq autres accusés étaient de jeunes inconnus, dont au moins quelques agents de la police secrète soviétique (NKVD). On avait ainsi constitué un amalgame qui devait être repris lors des procès ultérieurs, où d'authentiques révolutionnaires se trouvaient sur le banc des accusés aux côtés des collaborateurs staliniens pratiquement inconnus.
Aussi choquant que fût le premier Procès de Moscou, il marqua, pour deux de ses accusés les plus éminents, l'aboutissement de poursuites antérieures. Le 1er décembre 1934, Sergueï Kirov, secrétaire du Parti de Leningrad, était assassiné par un tireur isolé, Leonid Nikolaïev.
La mort de Kirov fut suivie de plusieurs procès, au cours desquels 104 gardes blancs, puis Nikolaev et treize autres, furent fusillés. Ensuite, les membres d'un prétendu « Centre de Moscou », dont Zinoviev, Kamenev et 17 autres, furent accusés de lutte pour la restauration du capitalisme et d'activités contre-révolutionnaires en général. Reconnus coupables de « responsabilité morale » pour l'assassinat de Kirov, ils ne furent pas fusillés, mais condamnés à de lourdes peines de prison.
Le procès de Moscou qui s'est tenu en 1936 était une révision et une extension des procès précédents.
Notons brièvement la biographie de certaines de ses victimes.
Grigori Zinoviev, 53 ans, était bolchévique depuis 1903 et l'un des plus proches collaborateurs de Lénine. Il participa aux conférences de Zimmerwald et de Kienthal. Il fut membre du Comité central de 1907 à 1927 ; président du Soviet de Petrograd après octobre 1917 ; président du Comité exécutif du Komintern de 1919 à 1926. Il participa à l'Opposition commune en 1926-1927 ; capitula en 1927. Reconnu coupable le 16 janvier 1935 de « responsabilité morale » pour le meurtre de Kirov, il fut condamné à dix ans en prison, il y resta jusqu'au procès de 1936.
Lev Kamenev, 53 ans, adhéra au Parti social-démocrate en 1901. Bolchevik depuis 1903, il collabora étroitement avec Lénine. Membre du Comité central d'avril 1917 à 1927, président du Soviet de Moscou de 1918 à 1926, et membre de l'Opposition commune de 1926 à 1927, il capitula en décembre 1927. Jugé à deux reprises pour le meurtre de Kirov, en janvier et juillet 1935, il fut condamné à cinq, puis à dix ans de prison.
Ivan Nikitich Smirnov, 55 ans, membre du parti depuis 1899 ; il subit de nombreuses arrestations, emprisonnements et exils sous le tsarisme. À la tête de l'Armée rouge, il écrasa les forces de Koltchak en Sibérie pendant la guerre civile, et fut surnommé le « Lénine sibérien ». Membre du Comité central, il fit partie de l'Opposition de gauche de 1923 à 1929. Il fut arrêté et emprisonné en 1933, il le resta jusqu'en 1936.
Sergueï Mrachkovsky, 48 ans, ouvrier de l'Oural et bolchevique depuis 1905. Héros de la guerre civile, il fut membre de l'Opposition de gauche de 1923 à 1929. Il fut exilé en 1933.
Vagarshak Ter-Vaganyan, 43 ans, était bolchevique depuis 1912. Il fut rédacteur-fondateur de la revue Sous la bannière du marxisme en 1922 et écrivit le premier ouvrage majeur sur Plekhanov (1924). Il fit partie de l'Opposition de gauche de 1923 à 1929. Arrêté et exilé jusqu'en juillet 1936, il fut ajouté tardivement par Staline à la liste des seize accusés.
Grigory Yevdokimov (52), Ivan Bakaev (49), Efim Dreitser (42), Rikhard Pikel (40), Isaak Reingold (39) et Eduard Goltsman (54) ont également eu des carrières distinguées, bien que moins marquantes, au sein du parti.
Contrastant fortement avec les onze vieux bolcheviks, le procureur tout au long des procès fut Andreï Vychinski, décrit à juste titre par Trotsky comme «un avocat bourgeois qui s'est autoproclamé menchevik après la révolution d'Octobre et a rejoint les bolcheviks après leur victoire définitive». Affichant son profond mépris pour ses ennemis, anciens et actuels, Vychinski savourait l'occasion d'insulter les accusés, les traitant de «menteurs et de clowns, de pygmées insignifiants, de petits chiens grognant contre un éléphant, voilà ce que représente cette bande!» Vers la fin du procès, Vychinski conclua ainsi sa diatribe de 50 pages: «J'exige que ces chiens enragés soient fusillés – tous sans exception!»
Quels furent les chefs d'accusation retenus au procès ? Outre le meurtre de Kirov, les accusés étaient accusés d'avoir tenté (sans succès) d'assassiner Staline, Kaganovitch, Vorochilov, Jdanov, Ordjonikidze et plusieurs autres dirigeants soviétiques. Ils auraient collaboré avec la Gestapo nazie pour perpétrer ces assassinats et d'autres actes terroristes. D'autres chefs d'accusation d'espionnage et de sabotage furent également été retenus.
Quelles étaient les preuves? Rien, hormis les aveux des accusés. Malgré les centaines de communications décrites par les accusés, les lettres écrites à l'encre invisible et transmises par des conspirateurs inexpérimentés de Trotsky et Sedov à leurs complices en Union soviétique; malgré les réunions tenues dans des lieux fictifs, nécessitant billets d'avion ou de train, visas, etc.; aucune preuve ne fut présentée au procès. Les innombrables assassinats échouèrent parce que les véhicules circulaient trop vite, parce qu’on n’a pas réussi à accéder aux lieux de réunion, et que les victimes ne se montraient jamais dans les usines où elles devaient être exécutées. Pourtant, Vychinski affirma: «On aiguise des couteaux, on charge des revolvers, on amorce des bombes, on rédige et on fabrique de faux documents, on établit des liens secrets avec la police politique allemande, on envoie des gens à leurs postes, on s'entraîne au revolver, et finalement, on tire et on tue […] on ne se contente pas de parler de tir, on tire, on tire et on tue!» Rien de tout cela ne se produisit.
Outre les retransmissions radiophoniques en direct et les comptes rendus sordides du procès publiés quotidiennement dans tous les journaux, les dessinateurs les plus populaires furent mobilisés pour dépeindre Trotsky et d'autres accusés comme des terroristes et des agents manifestes de la Gestapo.
Pourquoi, alors, les accusés ont-ils avoué? Cette question s’est posée à l'esprit de millions de personnes. Surtout, ceux qui connaissaient Trotsky et les autres vieux bolcheviks comme dirigeants de la révolution d'Octobre voulaient entendre ce que Trotsky, en particulier, avait à dire.
Mais lorsque le premier procès de Moscou s'ouvrit, Trotsky était assigné à résidence en Norvège. Sous la pression de l'Union soviétique, le Parti travailliste norvégien l'empêcha de répondre aux calomnies du procès. D'août à décembre, il lui fut interdit de s'adresser au public sous quelque forme que ce soit, sous peine d'être déporté, y compris peut-être vers l'Union soviétique où il subirait le même sort que les accusés exécutés.
Entre-temps, malgré les innombrables mensonges et contradictions du procès, plusieurs journalistes et personnalités politiques ont garanti la légitimité des procédures judiciaires. Le juriste britannique D.N. Pritt, récemment élu député travailliste, a déclaré : « Il est vain de croire que le procès a été truqué et que les accusations ont été forgées de toutes pièces. Les accusations du gouvernement contre les accusés sont sincères […] et traitées avec la plus grande équité possible ».
Le journaliste Walter Duranty du New York Times, a rapidement suggéré que si les Occidentaux ne croyaient pas aux aveux, c'est qu'ils ne comprenaient pas «l'âme russe». Il a ajouté plus tard: « Plusieurs d'entre eux [les accusés] sont plus intelligents que M. Vychinski, mais il est peu probable qu'ils puissent réfuter le dossier méticuleux qu'il a constitué contre eux. »
L'ambassadeur américain Joseph Davies défendit la légitimité du premier et de tous les procès-spectacles de Moscou qui s’ensuivirent dans son livre de 1941, Mission to Moscow, qui est devenu plus tard la base d'un film blanchissant les coups montés.
Selon le chercheur Gary Kern, un nombre considérable de personnes ont cru à la véracité du procès-spectacle, dont, outre les trois mentionnés ci-dessus, Louis Aragon, Louis Budenz, Malcolm Cowley, Louis Fischer, Dashiell Hammett, Lillian Hellman, Langston Hughes, Corliss Lamont, Owen Lattimore, Dorothy Parker, Romain Rolland, Upton Sinclair, Sidney et Beatrice Webb. Cowley, Fischer et Sinclair, il convient de noter, ont ensuite changé d'avis.
Nombre de ces personnalités se présentaient comme des «progressistes» autoproclamés, proches du Parti communiste ou se considérant comme des «amis de l’URSS».
Le Livre rouge de Sedov
La meilleure réfutation du coup monté de Moscou apparut rapidement. Lev (Léon) Sedov, le fils de Trotsky, publia dans le Bulletin de l'Opposition un long article qui allait devenir Le Livre rouge sur le procès de Moscou.
En 48 pages, Sedov a minutieusement examiné les détails du procès et les a démasqués comme une attaque frauduleuse contre des personnes qui avaient été de véritables révolutionnaires, mais qui avaient depuis longtemps rompu avec l’Opposition.
En expliquant la nécessité de ce procès pour Staline, Sedov a invoqué des raisons de politique intérieure et extérieure. Alors que la bureaucratie soviétique gagnait en « ampleur et en prospérité », elle défendait avec acharnement ses privilèges contre les masses, qu’on avait privées de tout droit. Staline qualifia toute protestation de «trotskysme», puis, avec les prétendus meurtres de Moscou, assimila le trotskysme au terrorisme. Il s'engagea finalement dans l'extermination physique de tous les mécontents déclarés, en premier lieu les Opposants de gauche.
Sur le plan de la politique étrangère, en fusillant les dirigeants de la révolution d'Octobre, Staline démontrait à la bourgeoisie mondiale que la révolution était terminée et qu'il était capable de diriger un État-nation de manière fiable. Prophétiquement, Sedov notait : « Staline conclurait sans hésiter un pacte, même avec Hitler, aux dépens de la classe ouvrière allemande et internationale. Cela ne dépend que d'Hitler ! » (Le pacte Staline-Hitler sera effectivement signé le 23 août 1939).
Sedov a soigneusement examiné les contradictions et les erreurs du procès de Moscou et des procès précédents ayant suivi l'assassinat de Kirov. Après avoir examiné les numéros de dossier des accusés, il a constaté d'importantes lacunes, suggérant que nombre des personnes arrêtées n'avaient pas été brisées ou étaient mortes sous la torture. Ce sont précisément ceux qui avaient été brisés qui ont été jugés.
L'une des erreurs commises par les procureurs a été d'affirmer que l'accusé Holtzman s'était rendu à Copenhague pour rencontrer Sedov en 1932 à l'hôtel Bristol, qui avait été démoli en 1917. De nombreux autres détails de voyages et de réunions supposés ont également été dévoilés comme frauduleux.
Sedov réfuta aisément l'accusation selon laquelle les trotskystes prônaient le terrorisme contre Staline et d'autres dirigeants soviétiques. Le terrorisme individuel avait toujours été rejeté par le marxisme ; Trotsky et ses partisans croyaient que seul le mouvement révolutionnaire des masses pouvait renverser la bureaucratie au pouvoir.
L'un des nombreux aspects tragiques du procès fut soigneusement expliqué par Sedov, qui connaissait bien Kamenev et Zinoviev. Les accusés avaient renoncé à leur droit à un avocat après un «compromis» avec Staline. En échange de leurs aveux, ils seraient épargnés et leurs familles seraient préservées. Le 24 août, cependant, à la fin du procès, Kamenev et Zinoviev furent conduits directement hors de la salle d'audience pour être fusillés.
Quant à la famille de Kamenev, ses deux fils issus de son premier mariage avec Olga Davidovna Kameneva, la sœur de Trotsky, furent exécutés: Alexandre, né en 1906, fut fusillé en 1937, et Youri, né en 1921, fut fusillé le 30 janvier 1938 alors qu'il n'avait que 16 ans. Olga Kameneva fut exécutée en 1941 avec 161 prisonniers près d'Orel.
La seconde épouse de Kamenev, Tatiana Ivanovna Glebova, fut fusillée en 1937, tout comme son fils aîné Igor. De nombreuses victimes de la terreur stalinienne connurent un sort similaire.
Après le procès, Sedov écrivit: «On arrête des gens parce qu'ils ont eu un parent trotskyste, parce qu'il y a dix ans, ils ont exprimé une pensée oppositionnelle. Des arrestations ont lieu à Moscou, en Ukraine, au Turkestan, partout. Écrivains, économistes, journalistes et militaires sont arrêtés; il n’y a de grâce pour personne.» Staline aurait besoin de nouveaux procès, incluant des personnalités influentes du parti et des militaires. Mais, plus important encore : Staline a besoin de la tête de Trotsky, c'est son objectif principal.
Sedov conclut son analyse par des revendications programmatiques sans équivoque:
La Conférence internationale pour la Quatrième Internationale de juillet 1936 – avant le procès, – avait dit dans ses thèses : « Si pour le retour de l'U.R.S.S. au capitalisme il faut une contre-révolution sociale, pour la marche au socialisme une révolution politique est devenue nécessaire. »
« Le prolétariat soviétique ne peut marcher au socialisme que par la renaissance et l'épanouissement de la démocratie soviétique, par la légalisation des partis soviétiques, avant tout celle du parti du bolchévisme révolutionnaire. Mais la renaissance de la démocratie soviétique n'est possible que par le renversement de la bureaucratie. Et seule la force révolutionnaire des masses travailleuses peut renverser la bureaucratie ! »
En décembre, le gouvernement norvégien embarqua Trotsky et Natalia sur un bateau à vapeur à destination du Mexique. Contrairement à tous les régimes «démocratiques» européens, le gouvernement de Lazaro Cardenas offrit l'asile à Trotsky. Il arriva au Mexique le 9 janvier 1937.
Quelques jours après l’arrivée de Trotsky au Mexique, s’ouvrit le deuxième Procès de Moscou.
Le deuxième Procès de Moscou
Le procès du « Centre trotskyste anti-soviétique » se déroula du 23 au 30 janvier 1937. Comme lors du procès précédent, les dix-sept accusés étaient un amalgame de vieux bolcheviks et de personnes relativement inconnues. Les plus éminents étaient Karl Radek, Youri Piatakov, Grigori Sokolnikov, Léonid Serebriakov, Nikolaï Mouralov, Mikhaïl Bogouslavski et Yakov Drobnis.
Comme lors du procès précédent, aucune preuve ne fut présentée, seulement des «aveux» et des témoignages des accusés et d'autres témoins. Vychinski se montra tout aussi injurieux et hystérique qu'auparavant. Certains de ces témoignages absurdes attirèrent l'attention du monde entier. Piatakov, par exemple, affirma s'être rendu à Oslo en décembre 1935 pour y rencontrer Trotsky. Le directeur de l'aéroport concerné confirma plus tard qu'aucun avion étranger n'y avait atterri entre le 19 septembre 1935 et le 1er mai 1936. Autre fait inattendu du procès : le témoignage extensif et totalement fantaisiste de Radek, selon lequel il avait reçu des instructions terroristes directement de Trotsky, témoignage qu'il avait partagé à plusieurs reprises avec Boukharine, qui n'avait pas encore été inculpé en 1937. Il mentionna également Toukhatchevski onze fois, laissant entendre qu'un procès militaire allait bientôt suivre.
Le 30 janvier a été lu le verdict contre le «Centre terroriste trotskiste-zinoviéviste uni»:
En conformité avec les instructions reçues de la part de l’ennemi du peuple, L. Trotsky, l’objectif du centre trotskyste anti-soviétique parallèle était de renverser le pouvoir soviétique en URSS et de restaurer le capitalisme et le pouvoir de la bourgeoisie au moyen de la destruction […] de l'espionnage et d'activités terroristes visant à saper la puissance économique et militaire de l'Union soviétique, à accélérer l'attaque armée contre l'URSS, à aider les agresseurs étrangers et à provoquer la défaite de l'URSS.
Trotsky aurait promis au dirigeant nazi Rudolph Hess de céder l'Ukraine à l'Allemagne. Des provinces maritimes seraient également attribuées au Japon. Les agents de Trotsky « organisaient des incendies et des explosions dans des usines, des ateliers d'usines et des mines, provoquant des accidents ferroviaires et endommageant du matériel roulant et des voies ferrées ». Quatre autres pages d'accusations suivaient, sans le moindre rapport avec la réalité.
Treize accusés furent condamnés à mort : Sokolnikov et Radek furent condamnés à dix ans de prison ; Arnold et Stroilov furent condamnés respectivement à dix et huit ans. (Il convient de noter que Radek fut assassiné par le NKVD à la prison de Verkhne-Ouralsk le 19 mai 1939. Sokolnikov fut assassiné à la prison de Tobolsk deux jours plus tard ; Arnold et Stroilov furent fusillés en septembre 1941 près d’Orel.) Les dernières lignes du verdict se répétaient :
Les ennemis du peuple Lev Davidovitch Trotsky et son fils Lev Lvovitch Sedov […] ayant été reconnus coupables par le témoignage de l’accusé […] d’avoir personnellement dirigé les activités traîtresses du Centre anti-soviétique trotskyste , au cas où ils seraient découverts sur le territoire de l’URSS, sont passibles d’une arrestation immédiate et d’un procès devant le Collège militaire de la Cour suprême de l’URSS.
Comme au premier procès, d'autres images de Trotsky en collaborateur nazi ont circulé massivement. Une affiche de Deni, montrant Trotsky menant les militaristes allemands et japonais dans la destruction, a été tirée à 150 000 exemplaires. D'autres, réalisées par Efimov et les trois dessinateurs connus sous le nom de « Kukryniksy », partageaient des thèmes similaires.
La Commission Dewey
Trotsky réclamait depuis longtemps la création d'une commission internationale pour réfuter les mensonges et les calomnies des procès truqués. Le 9 février 1937, le Comité américain pour la défense de Léon Trotsky organisa une réunion à New York à laquelle participèrent près de 7 000 personnes. Lorsque Trotsky tenta d'appeler la réunion depuis le Mexique, la ligne téléphonique fut coupée par une opératrice stalinienne. Après un long délai, le texte de Trotsky fut néanmoins lu par Max Shachtman à la foule rassemblée.
Le discours de Trotsky, publié sous le titre « I stake my life » (Je mets ma vie en jeu), est l'un de ses plus beaux. Constatant combien Moscou craignait la voix d'un seul homme, Trotsky lança son défi :
Je suis prêt à comparaître devant une commission d'enquête publique et impartiale, muni de documents, de faits et de témoignages, et à révéler la vérité jusqu'au bout. Je déclare : si une commission décide que je suis coupable dans la moindre mesure des crimes que m’impute Staline, je m'engage d’avance à me remettre volontairement aux mains des bourreaux de la GPU.
Les paroles de Trotsky préfiguraient son témoignage d'une semaine devant la Commission Dewey en avril 1937. À la veille des audiences, il a prononcé un court discours vidéo devant son public anglophone, qui peut être visionné ici.
La Commission Dewey, créée en 1937, était présidée par le philosophe John Dewey, alors âgé de 78 ans. Elle comprenait Otto Ruhle, Benjamin Stolberg, Alfred Rosmer, Suzanne La Follette, Carlo Tresca et cinq autres personnes. Politiquement, aucun des membres de la commission n'appartenait au mouvement trotskyste. Un sous-comité de cinq membres tint des auditions à Coyoacán, au Mexique, du 10 au 17 avril 1937.
Trotsky a témoigné tout au long des audiences dans son « anglais imparfait ». Le compte rendu exhaustif de ses réponses aux machinations de Moscou occupe plus de 600 pages dans l'ouvrage « The Case of Leon Trotsky ».
Trotsky pouvait faire valoir l'abondante littérature réfutant les deux premiers procès de Moscou. Le Livre rouge de Léon Sedov avait été suivi par Behind the Moscow trials [Derrière les procès de Moscou] de Max Shachtman, Les deux premiers procès de Moscou de Francis Heisler, Seize Fusillés. Où va la Révolution russe? de Victor Serge et Le procès de Moscou: un procès en sorcellerie de Friedrich Adler.
Trotsky put s'appuyer sur ces œuvres comme nul autre. Il a fourni un compte rendu détaillé de ses quarante années au sein du mouvement révolutionnaire. De plus, il présenta à la commission les quelque 5 000 pages de livres, d'articles et de lettres qu'il avait rédigés durant sa dernière période d'exil.
Trotsky a passé en revue en détail ses relations, tant personnelles que politiques, avec les accusés des deux derniers procès. Il a abordé les accusations de sabotage et de terrorisme individuel. Il a exposé sa défense de l'Union soviétique, son rejet total du fascisme et du militarisme japonais, puis a passé en revue la lutte entre l'Opposition de gauche (dirigée par lui-même) et la majorité du Parti communiste dirigée par Staline.
Certaines audiences ont donné lieu à de longues analyses, notamment celle du témoignage de 50 pages de Radek lors du second procès. Trotsky a également démontré que le témoignage du correspondant des Izvestia, Vladimir Romm, concernant les rencontres conspiratrices entre Romm , Trotsky et Radek était de la pure invention du début à la fin.
Lors de la treizième audience, Trotsky prononça un discours de synthèse magistral de plus de quatre heures. Il réitéra que les deux aspects fondamentaux des procès, l'absence de preuves et le caractère épidémique des aveux, ne pouvaient qu'éveiller les soupçons chez tout homme sensé.
Les derniers mots de Trotsky ont laissé une impression indélébile :
Estimés membres de la commission! L’expérience de ma vie, dans laquelle il ne manque ni de succès ni d’échecs, n’a pas détruit ma foi dans l’avenir clair et brillant de l’humanité, mais, au contraire, m’a donné un tempérament indestructible. Cette foi en la raison, en la vérité, en la solidarité humaine, que j’ai acquise à l’âge de 18 ans dans le quartier ouvrier de la ville provinciale russe de Nikolaïev, cette foi je l’ai totalement préservée. Elle est devenue plus mûre, mais non moins ardente. La formation même de votre commission – dans le fait qu’à sa tête se trouve un homme d’une autorité morale incontestable, un homme qui par la vertu de l’âge devrait avoir le droit de rester en dehors des escarmouches de l’arène politique – est un fait dans lequel je vois un nouveau et véritablement magnifique renforcement de l’optimisme révolutionnaire qui constitue un élément fondamental de ma vie.
La Commission Dewey a étudié l'ensemble des documents et publié ses conclusions dans un ouvrage de 400 pages, intitulé « Non coupable ». Les conclusions du 21 septembre 1937 comportaient 23 points, dont je résume ici certains :
(17) Nous constatons que Trotsky a toujours été, tout au long de sa carrière, un adversaire conséquent du terrorisme individuel.
(18) Nous constatons que Trotsky n’a jamais demandé aux accusés ou aux témoins des procès de Moscou de se livrer à des actes de sabotage, de destruction ou de diversion.
(19) Nous constatons que Trotsky n’a jamais demandé à aucun des accusés ou témoins des procès de Moscou de conclure des accords avec des puissances étrangères contre l’Union soviétique.
(20) Sur la base de toutes les preuves, nous constatons que Trotsky n’a jamais recommandé, comploté pour ou tenté la restauration du capitalisme en URSS.
(21) Nous constatons que le procureur a falsifié de manière fantaisiste le rôle de Trotsky avant, pendant et après la révolution d’Octobre.
(22) Nous constatons donc que les procès de Moscou sont des coups montés.
(23) Nous déclarons donc Trotsky et Sédov non coupables.
La purge de l'Armée rouge
Les audiences de la Commission Dewey étaient à peine terminées qu'un nouveau procès secret se tint à Moscou. En mai et juin, Mikhaïl Toukhatchevski et sept autres généraux éminents de l'Armée rouge furent arrêtés et jugés à huis clos.
Tous furent reconnus coupables et fusillés dans la nuit du 11 au 12 juin. Dans les mois qui suivirent, des milliers d'officiers de l'Armée rouge furent arrêtés, démis de leurs fonctions ou exécutés. Alexandre Barmine, ancien diplomate soviétique qui rompit avec Staline en 1937, était proche de Toukhatchevski et de plusieurs autres généraux. Il estima que trois des cinq maréchaux soviétiques, 90 pour cent de tous les généraux de l'Armée rouge, 80 pour cent des colonels de l'Armée rouge et 30 000 officiers de rang inférieur avaient été purgés, même si certains furent autorisés à reprendre du service pendant la Seconde Guerre mondiale.
Trotsky écrivait le 11 mars 1939 : « Staline a exterminé le fleuron de l’état-major. Il a fusillé, démis de leurs fonctions et déporté environ 30 000 officiers, tous accusés d’être des agents d’Hitler. »
Une étude de 1998 réalisée par l'historien Suverinov indiquait que sur les 767 officiers d'état-major en poste en 1936, à la fin des purges, 412 avaient été fusillés, 29 étaient morts en état d'arrestation, 3 s'étaient suicidés et seulement 59 étaient revenus vivants de prison. Les 503 victimes représentaient 65,6 pour cent de ces officiers supérieurs.
Trotsky conclut son article sur «La décapitation de l’Armée rouge» par ces mots :
[Staline] a porté un coup terrible à l'Armée rouge. Suite à la dernière machination judiciaire, elle a été raccourcie de plusieurs têtes. Le moral de l'armée a été ébranlé jusque dans ses fondements. Les intérêts de la défense soviétique ont été sacrifiés à l'auto-préservation de la clique au pouvoir. Après les procès de Zinoviev et Kamenev, Radek et Piatakov, celui de Toukhatchevski, Yakir et d’autres marque le début de la fin de la dictature stalinienne.
Sergei Sedov
Entre la purge des généraux et le début du troisième et dernier procès-spectacle, le fils de Trotsky, resté en Union soviétique alors que celui-ci était exilé, fut arrêté et fusillé. Sergueï Sédov, frère cadet de Lev Sédov, était ingénieur et scientifique. Sans engagement politique, il fut quand même arrêté en 1935 et condamné à l'exil à Krasnoïarsk pour n'avoir pas dénoncé son père. Il fut brièvement envoyé à Vorkouta en 1936, avant de retourner à Krasnoïarsk.
Un article absurde paru en janvier 1937 accusait Sedov d'avoir tenté d'empoisonner les ouvriers de l'usine de construction mécanique où il travaillait. Après une longue « enquête », il fut jugé le 29 octobre 1937 et fusillé le jour même. La liste des personnes à fusiller, dont Sedov faisait partie, fut signée par Staline, Molotov et Kaganovitch le 3 octobre 1937. Nous y reviendrons plus tard.
Le troisième procès de Moscou
Le procès du «Bloc antisoviétique des droitiers et des trotskystes», ou procès des Vingt et un, se déroula du 2 au 13 mars 1938. Boukharine et Rykov, considérés comme anciens Opposants de droite, furent rejoints par Rakovsky et Krestinsky, anciens Opposants de gauche.
Ils formaient le bloc des « droitiers et trotskystes » de Vychinski, et furent accusés de trahison, d'espionnage, de sabotage et d'innombrables autres crimes. Leur objectif était censé faciliter les attaques militaires contre l'URSS. Le démembrement du pays qui s'ensuivrait devait être accompli avec l'aide de l'Allemagne et du Japon.
L'ancien chef du NKVD, Yagoda, remplacé par Yejov le 26 septembre 1936, fut accusé d'avoir assassiné l'écrivain Maxime Gorki par empoisonnement, entre autres crimes. Le long témoignage de Boukharine et ses aveux ultérieurs déconcertèrent de nombreux observateurs du monde entier. Le verdict de sept pages affirmait que Boukharine complotait contre le gouvernement soviétique depuis 1918 ; il avait tenté de saper le traité de Brest-Litovsk et d'assassiner Lénine. Vychinski déclara sans vergogne : « Le procès m'a clairement démontré qu'Hitler, Trotsky et Boukharine ne font qu'un dans leur lutte acharnée contre notre pays. »
Lors du procès, le dessinateur Efimov a consciencieusement représenté Boukharine, Rykov, Tchernov et Dan en train de manger de la nourriture nazie avec Trotsky au restaurant « Vaterland» à Berlin, un événement qui n'aurait évidemment jamais pu se produire.
Finalement, 18 des accusés furent condamnés à être fusillés et à la confiscation de tous leurs biens personnels. Pletnev, Rakovsky et Bessonov furent condamnés respectivement à 20 et 15 ans de prison. Tous trois furent fusillés en septembre 1941 à Orel.
Il convient de noter que, alors que se déroulait le troisième procès-spectacle, des centaines de véritables trotskystes, qui n'avaient jamais capitulé devant Staline, furent tués à la mitrailleuse à la briqueterie de Vorkouta, près du cercle polaire arctique. Efim Kashketin, le tristement célèbre directeur psychopathe du camp de prisonniers d'Ukhpechlag, supervisa l'exécution de 2 508 prisonniers le 1er mars 1938. Tous n'étaient pas trotskystes, mais des centaines l'étaient, dont nombre des jeunes dirigeants les plus éminents de l'Opposition de gauche.
L'ampleur de la Grande Terreur et des purges
Pendant les procès de Moscou, des arrestations et des exécutions massives se déroulèrent dans toute l'Union soviétique. Il sera démontré plus tard que sur 1 966 délégués au Congrès du Parti communiste en 1934, 1 108 furent arrêtés. Sur 139 membres du Comité central, 98 furent arrêtés. Nous avons déjà cité des chiffres concernant l'Armée rouge.
L'ampleur globale de la terreur et des purges est presque impossible à appréhender. Les anticommunistes affirmaient, pendant la Guerre froide, que les chiffres atteignaient des sommets astronomiques. Soljenitsyne dans les années 1970 et Robert Conquest dans les années 1980 ont donné des chiffres largement gonflés. Cependant, après la mort de Staline en 1953, la bureaucratie survivante commença à recueillir des informations qui seraient utilisées par Khrouchtchev dans son discours secret de février 1956 pour aborder une grande partie, mais certainement pas la totalité, des crimes de Staline. Une commission spéciale rapporta qu'entre 1935 et 1940, 1 920 635 personnes furent arrêtées pour activités anti-soviétiques, dont 688 503 furent fusillées.
Dans les années 1990, Vadim Rogovin a analysé les différents récits et est arrivé à ces chiffres :
En 1936, 1 118 personnes furent fusillées pour des motifs politiques. En 1937, le nombre de personnes fusillées fut trois cent quinze fois (1) supérieur à celui de l'année précédente, atteignant 353 074 victimes. Presque le même nombre ( 328 618 personnes) fut fusillé en 1938, après quoi ce chiffre chuta brutalement, atteignant 4 201 personnes pour les années 1939 et 1940 combinées .[…] L'ampleur de la terreur d'État durant les années des Grandes Purges est sans égale dans l'histoire de l'humanité.
Les objectifs des procès de Moscou : le génocide politique
Rogovin en a donné un résumé succinct en 1996: «L’objectif principal des procès de Moscou était de créer les conditions pour discréditer politiquement et exterminer physiquement toute l’opposition communiste afin de décapiter la population, de la priver pendant de nombreuses années d’une avant-garde politique et donc de la capacité de résister au régime totalitaire.»
Ce qui s’est produit dans cette guerre civile préventive, menée par la bureaucratie, a été un génocide politique qui s’est concentré avant tout sur Trotsky, ses partisans et tous ceux qui étaient liés directement ou indirectement à ceux qui luttaient depuis 1933 pour créer la Quatrième Internationale en opposition à la Troisième Internationale stalinienne.
Nombre de ceux qui périrent dans les purges n'étaient pas des partisans de Trotsky ; beaucoup étaient même de fervents staliniens. Mais Staline et son appareil meurtrier ratissaient large.
Dans les prisons et les camps, de nombreux témoins ont pu témoigner de la différence entre une condamnation pour simple « КРД » [KRD], activité contre-révolutionnaire, et « КРТД » [KRTD], activité trotskyste contre-révolutionnaire. Le sort de ceux qui portaient la lettre « Т » supplémentaire était bien pire, comme l'ont souligné l'écrivain Varlam Chalamov et d'autres.
Lorsque des milliers de survivants furent libérés des camps lors du «dégel» de Khrouchtchev au milieu des années 1950, les personnes qui avaient été des trotskystes actifs étaient rares.
La brutalité de la terreur
Lorsque des agents du NKVD intervenaient pour arrêter des personnes et perquisitionner leurs domiciles, leurs familles effrayées ne les revoyaient souvent jamais. Si, plus tard, elles s'enquéraient du sort de leur mari, de leur femme ou de leur enfant, espérant envoyer une lettre ou des colis de nourriture aux lieux de détention, on leur répondait souvent: «Dix ans [de peine] sans droit de correspondance.» Cette formule laconique poussa les familles à chercher pendant des décennies pour savoir ce qui s'était passé. Nombre d'entre elles n'apprirent officiellement que dans les années 1980 que, loin de croupir dans une prison ou un camp lointain, leur proche avait été fusillé depuis longtemps.
Les fusillades avaient souvent lieu dans les caves des prisons du NKVD. Les corps étaient soit incinérés, soit transportés dans des fosses communes à la périphérie des villes. Les cendres des victimes incinérées étaient parfois jetées dans des fosses communes anonymes, notamment au cimetière Donskoï à Moscou. De plus, de nombreux prisonniers furent fusillés dans des lieux isolés de la ville. Deux lieux tristement célèbres, Kommunarka et Boutovo, ont accueilli de nombreuses victimes des procès de Moscou. Entre le 8 août 1937 et le 19 octobre 1938, le NKVD a fusillé 20 762 personnes et a jeté leurs corps dans 13 fosses communes à Boutovo. La plus jeune victime aurait 14 ans et la plus âgée 82 ans. On estime que Kommunarka contient 10 000 corps, dont ceux de Boukharine, Krestinski, Rosengolts, Rykov et Ikramov, victimes des procès de Moscou. Les familles tentent toujours de retrouver l'endroit où leur proche disparu est enterré, ville après ville, malgré les efforts persistants du régime de Poutine pour dissimuler cette information.
Qui mena la terreur ?
Selon certaines sources, certains dans les camps estimaient que Staline ne pouvait savoir ce que faisaient Yagoda, Iejov ou Beria (les trois chefs successifs du NKVD). Après la mort de Staline, 390 listes de personnes exécutées, réparties en 11 volumes, ont été retrouvées pour les seules années 1937 et 1938. Les 46 255 noms figurant sur ces listes correspondent généralement à des personnes condamnées à mort. La page de couverture de chaque liste est généralement signée « За » par les personnes suivantes : Staline (357 fois), Molotov (373), Kaganovitch (188), Vorochilov (185) et Jdanov (176). Iejov en a annoté quelques-unes.
Voici deux exemples de listes des fusillés signées :
La première est une liste du 10 août 1937.
Comme on peut le voir, cette page de titre est destinée au «Centre et région de Moscou». Il s'agit d'une «Liste des personnes jugées par le Collège militaire de la Cour suprême de l'URSS». La date est le 10 août 1937. I. Staline est griffonné au crayon rouge, comme il approuvait souvent les massacres. Les initiales VM correspondent à Viatcheslav Molotov, Kaganovitch au crayon rouge et K. Vorochilov au crayon noir. Sur la page unique, qui compte 26 noms, tous condamnés à la première catégorie de peine (la peine de mort), figure Alexandre Konstantinovitch Voronski, ancien Opposant de gauche et critique littéraire de premier plan, au 12e rang. Un autre critique éminent est Boris Guber, au 16e rang ; le fils de 22 ans du célèbre poète Sergueï Essénine, Gueorgui (« Youra ») Sergueï Essénine, figure au 23e rang. Tous trois ont été abattus le même jour, le 13 août 1937.
Une deuxième liste et une page de couverture existants proviennent de la région de Krasnoïarsk. Datée du 3 octobre 1937, la page est signée par Staline (bleu), Molotov (vert) et Kaganovitch (bleu). Sergueï Sédov, fils de Trotsky et de Natalia Sédova, figure au numéro 43. On sait aujourd'hui qu'il a été fusillé le 29 octobre 1937. L'information a été cachée à ses parents, qui n'ont jamais été officiellement informés de sa mort. Ils ne se faisaient cependant aucune illusion quant à son sort.
L'appareil du NKVD qui procédait à ces exécutions fut lui-même purgé en trois grandes vagues. Après le remplacement de Yagoda par Yejov en 1936, nombre de des interrogateurs et bourreaux les plus proches de Yagoda furent purgés. Lorsque Yejov fut remplacé par Beria le 24 novembre 1938, ses hommes furent à leur tour purgés.
Yejov lui-même fut fusillé en février 1940 par l'un de ses bourreaux les plus prolifiques, Vassili Blokhine (ce dernier exécuta des milliers de personnes, souvent 100 à 200 par jour). Lorsque Beria tomba en 1953, des membres de son « équipe » furent emprisonnés ou exécutés. On estime que 25 000 membres du NKVD furent victimes de la terreur qu'ils avaient instaurée.
L'impact en Union soviétique et au-delà
L'impact de la terreur stalinienne fut immense. Tous les domaines de la vie sociale, politique et culturelle furent touchés, frappant des personnalités aussi diverses que des astronomes, des biologistes, des médecins, des géologues, des personnalités du théâtre et du cinéma, des historiens, des philosophes, des musiciens, des ingénieurs, des architectes, des linguistes, des critiques littéraires, des écrivains et des poètes. D'innombrables ouvriers, ouvriers agricoles et étudiants moins connus furent emprisonnés, envoyés dans des camps ou exécutés.
Je ne citerai que quelques exemples marquants : David Riazanov, le très fameux historien marxiste, ancien directeur de l’Institut Marx-Engels ; Nikolaï Vavilov, probablement le plus grand botaniste du monde et défenseur de la génétique en Union soviétique ; Vsevolod Meyerhold, le grand metteur en scène de théâtre ; et Ossip Mandelstam, grand poète acméiste. Deux autres écrivains ont été exécutés : Boris Pilniak et Isaac Babel. Mais on pourrait poursuivre cette liste à l’infini.
Dans les années 1990, lors de l'ouverture de certaines archives soviétiques, une commission littéraire officielle a constaté que 2 000 écrivains avaient été arrêtés ; environ 600 d'entre eux avaient été exécutés. La commission a soigneusement démontré que de nombreuses entrées officielles de l'Encyclopédie littéraire concise (1962-1978), en neuf volumes, avaient délibérément falsifié la date de décès de nombreux écrivains afin de masquer le fait qu'ils avaient péri en 1937-1938. Une longue liste contient les fausses dates suivies de la date de décès correcte. Alexandre Voronski, par exemple, était décédé le 13 octobre 1943, alors qu'il avait en réalité été fusillé le 13 août 1937, six ans auparavant. La fausse date de Vladimir Kirillov est le 18 décembre 1943, la vraie date étant le 15 juillet 1937. Les dates fausse et corrigée de G. Lelevich sont respectivement le 8 octobre 1945 et le 10 décembre 1937. De telles falsifications montraient que la bureaucratie soviétique a systématiquement dissimulé d'innombrables aspects de la terreur stalinienne des décennies après qu'elle eut eu lieu.
Pendant et après les purges, des milliers de livres et de revues furent retirés des bibliothèques et placés dans des dépôts fermés, ou détruits. La possession de tels ouvrages pouvait en soi conduire à la persécution. Nouvel assaut acharné contre le marxisme, l'histoire fut réécrite sans cesse pour effacer toute trace des véritables héros de la révolution d'Octobre.
Bien que Staline ait un jour déclaré avec cynisme : « Le fils n’est pas responsable du père », les enfants et petits-enfants de ses victimes furent souvent arrêtés, envoyés en exil pendant vingt ans ou exécutés. Trois générations subirent les conséquences de la Grande Terreur en Union soviétique. Mais comme le montreront les conférences suivantes, l’impact de la terreur stalinienne sur le Komintern et l’Espagne, en particulier, fut tout aussi dévastateur.
(Article paru en anglais le 17 septembre 2025)