Les crises politiques sont toujours un test pour les partis. Si en temps normal ils se cachent derrière un voile de rhétorique et d'illusions, une crise révèle leur véritable visage. C'est particulièrement vrai pour l’actuelle crise politique en France et pour La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon.
La démission du Premier ministre Sébastien Lecornu après seulement 27 jours de mandat et sa reconduction vendredi soir ne sont pas juste une crise gouvernementale de plus, comme celle que la France a connue à plusieurs reprises ces trois dernières décennies. Il s'agit d'une crise du régime capitaliste. Lecornu est déjà le cinquième chef de gouvernement nommé par le président Macron à devoir démissionner en l'espace de deux ans. Et la durée des mandats est de plus en plus courte.
La raison en est l’impossibilité de mettre en œuvre, dans le cadre des institutions démocratiques bourgeoises, les coupes massives dans les retraites, les prestations sociales, l’éducation, les soins de santé et autres services publics, que la classe dirigeante considère indispensables pour financer son massif réarmement militaire, la réduction du déficit budgétaire et sa soif de profits.
«La cause sous-jacente est l'incapacité persistante du gouvernement à garantir une majorité parlementaire fonctionnelle pour l’indispensable consolidation budgétaire», a résumé l'expert financier Mohamed El-Erian dans le Financial Times, expliquant la raison de la démission de Lecornu.
En 1929, alors que les régimes démocratiques de nombreux pays européens étaient remplacés par des régimes autoritaires ou fascistes, Léon Trotsky comparait la démocratie à un système de « fusibles » contre la « trop forte tension de la lutte internationale et de la lutte de classe » qui « provoque un court-circuit de la dictature, faisant sauter l'un après l'autre les fusibles de la démocratie », a-t-il écrit.
Le même phénomène se produit aujourd'hui en France – et pas seulement là. Des décennies de coupes budgétaires dans les dépenses sociales menées par des gouvernements « de gauche» et de droite, qui ont suscité à répétition des mouvements de protestations massifs, ont discrédité les partis traditionnels à tel point qu'ils ne parviennent plus à obtenir de majorités stables. Les principaux représentants de la bourgeoisie caressent de plus en plus ouvertement l'idée de porter au pouvoir l'extrême droite – le Rassemblement national (RN) de Marine Le Pen et Jordan Bardella, le parti Reconquête d'Éric Zemmour et Marion Maréchal-Le Pen.
Bruno Retailleau, chef de file de LR (Les Républicains), qui par sa démission a entraîné la chute du gouvernement Lecornu, est tout ouvert à une collaboration avec l'extrême droite. L'ancien président Nicolas Sarkozy a même affirmé que le RN appartenait à «l'arc républicain», c'est-à-dire qu'il était clairement un parti démocratique. De son côté, Bardella, chef de file du RN, s'est déclaré prêt à conclure un accord de gouvernement avec les conservateurs. Dans les sondages, le RN recueille un tiers des voix, aucun autre parti ne dépasse les 15 pour cent.
Cette évolution rappelle l'agonie de la République de Weimar, lorsque la crise économique et les conflits sociaux explosifs ont brisé le fragile cadre démocratique. À partir de 1930, aucun gouvernement ne disposa d’une majorité parlementaire et on gouverna par décrets d'urgence et mesures semi-dictatoriales. Finalement, les dirigeants de l'État, de l'économie et de l'armée décidèrent de porter Adolf Hitler au pouvoir. Ils avaient besoin des nazis pour briser l’échine de la classe ouvrière.
Aux États-Unis, Trump suit une voie similaire. Les guerres en cours et le déclin social sous la responsabilité des Démocrates lui ont ouvert la voie à la Maison Blanche. Il use désormais de son pouvoir pour nommer des fascistes aux postes clés du gouvernement, déployer la Gestapo de l'ICE contre les migrants, anéantir les acquis sociaux et réprimer la résistance avec la Garde nationale et l'armée. Les Démocrates ne résistent pas car, comme Trump, ils représentent les intérêts de Wall Street et craignent bien plus un mouvement de la classe ouvrière qu'une dictature fasciste.
La France va dans la même direction. La reconduction de Lecornu à la tête du gouvernement par le président Macron n'arrêtera pas cela, mais l'accélérera. Si Lecornu s’avère cette fois capable d’agir avec un nouveau gouvernement, celui-ci se pliera aux diktats du capital financier, qui exige des coupes drastiques dans les dépenses sociales, car le lourd endettement du pays menace désormais ses profits et la stabilité de l'euro et de l'Union européenne.
La France se trouve à la croisée des chemins: soit la classe ouvrière intervient de manière indépendante dans les événements politiques, déclare la guerre à l’oligarchie capitaliste et à ses partis, et réorganise l’économie et la société sur une base socialiste, soit elle sera soumise à une dictature brutale.
Mélenchon insiste sur le respect de la Constitution
Dans cette situation, Jean-Luc Mélenchon et sa LFI jouent un rôle décisif pour couvrir les manœuvres de la classe dirigeante depuis la gauche, endormir la classe ouvrière dans la complaisance et la désarmer politiquement.
Si l'on en croit Mélenchon, il n'y a ni crise capitaliste ni danger fasciste. La chute de plusieurs gouvernements en peu de temps n'est pour lui que le résultat de la «contradiction entre la légitimité de l’élection présidentielle et celle des élections législatives» inhérente à la Ve République. Ceci, écrit Mélenchon dans son billet de blog du 6 octobre, crée «une confusion dans les esprits, dans les institutions, parmi les acteurs économiques et dans les rangs des décideurs politiques qui aggravent le tout».
Mélenchon désigne le président comme « l’origine du chaos» pour avoir rejeté les résultats des élections législatives anticipées et refusé de nommer un Premier ministre issu du Nouveau Front populaire (NFP), sorti plus fort groupe des élections législatives. Macron n'avait pas non plus réagi aux manifestations de masse des dernières semaines.
Pour aller au cœur du problème, affirme Mélenchon, il faut «revenir au peuple». « Il faut mettre en cause la légitimité du président de la République dans les formes que notre démocratie parlementaire permet. Je me répète : dans les formes institutionnelles dont nous disposons » a-t-il déclaré. Plus précisément, Mélenchon propose une procédure de destitution contre le président, conformément aux dispositions de la Constitution, qui, comme il le sait lui-même, sont si strictes qu'elles ne peuvent pas aboutir.
Ailleurs dans son blog, Mélenchon insiste encore sur le strict respect de la Constitution et des institutions de l'État. «La vie politique d’un peuple passe par ses institutions. Et le respect du fonctionnement de ses institutions suppose le respect scrupuleux de la volonté du peuple. Sinon, ce n’est plus une démocratie », écrit-il.
Le monde entier est en ébullition. Les puissances européennes s'arment comme elles ne l'ont pas fait depuis la Seconde Guerre mondiale et intensifient leur guerre contre la Russie, puissance nucléaire. Aux États-Unis, Trump instaure une dictature fasciste et se heurte à une résistance croissante de la classe ouvrière. En France, manifestations et grèves de masse contre Macron et son gouvernement se succèdent régulièrement, et l'extrême droite progresse. Mais Mélenchon réagit en jurant fidélité à la Constitution et en s'abstenant de tout appel à la lutte. Quelques modifications constitutionnelles – Mélenchon appelle à une « VIe République » – et l'élection d'un nouveau président suffisent, selon lui, à dissiper le spectre du fascisme.
L'attitude de Mélenchon rappelle celle des sociaux-démocrates allemands, qui s'appuyaient sur le président du Reich et sur la Constitution dans la lutte contre Hitler et qui, comme l'écrivait Léon Trotsky, estimaient que « la question de savoir quelle classe sera au pouvoir dans l'Allemagne d'aujourd'hui, ébranlée de fond en comble, dépend non de la combativité du prolétariat allemand […] mais du fait que le pur esprit de la constitution de Weimar (avec la quantité indispensable de camphre et de naphtaline) sera ou non installé au palais présidentiel ».
Derrière la rhétorique radicale dont Mélenchon est capable dans ses monologues de plusieurs heures il y a un politicien bourgeois qui croit en l’État.
Le WSWS a montré dans de nombreux articles comment Mélenchon a contribué à la crise actuelle.
Né en 1951, il a commencé sa carrière politique dans l'Organisation communiste Internationaliste (OCI) de Pierre Lambert, lorsque ce dernier rompait avec le trotskysme et se ralliait au Parti socialiste (PS) de François Mitterrand. En 1976, il adhéra lui-même au PS et en gravit les échelons, ce qui le conduisit à un poste de ministre délégué sous Lionel Jospin en 2000.
En 2008, Mélenchon quitte le PS et fonde le Parti de gauche. En 2016, il fonde La France insoumise, avec laquelle il remporte un peu moins de 20 pour cent des voix à l'élection présidentielle de 2017, et 22 pour cent en 2022. Bien que LFI se présente comme une alternative de gauche au PS et au Parti communiste, elle rejette catégoriquement une analyse de classe de la société et une orientation vers la classe ouvrière. Elle s'appuie bien plutôt sur les théories populistes développées par les sociologues Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, également reprises par d'autres partis pseudo de gauche comme Podemos en Espagne.
Dans son livre L'ère du peuple, paru en 2014, Mélenchon écrit : « L’action que j’annonce aura un nouveau cri de ralliement : l’intérêt général. Qui agira ? Le peuple ! Lui et non une classe particulière dirigeant les autres composantes de la société. »
On comprend désormais clairement ce qui se cache derrière cette invocation du «peuple» : le rejet de la lutte des classes au profit de manœuvres politiques mesquines dans le cadre de l’ordre bourgeois. Chez Mélenchon, cela va de pair avec un nationalisme débridé : il professe son engagement pour les intérêts de la France, que ce soit dans la politique étrangère ou dans la politique économique. La classe ouvrière internationale n’a pas de place dans son univers.
Bien qu'il réclame aujourd'hui sa destitution, Mélenchon a joué un rôle clé dans le maintien au pouvoir du président détesté. Pour les élections législatives anticipées de 2024, LFI a noué avec les partis discrédités des socialistes, des communistes et des écologistes une alliance sous le nom de Nouveau Front populaire (NFP) et leur a cédé de nombreuses circonscriptions. Au second tour, de nombreux candidats du NFP se sont retirés au profit d'Ensemble, le parti de Macron, renforçant ainsi la base électorale du président. Les gouvernements suivants ont également pu compter régulièrement sur le soutien du NFP.
Dans la dernière crise gouvernementale, Mélenchon n'a pas participé aux négociations avec Macron afin d'éviter de se discréditer. Les autres composantes du NFP – les partis socialiste, Vert et communiste – ont collaboré activement avec Macron pour l'aider à résoudre la crise. Ils ont proposé à plusieurs reprises de former un gouvernement sous sa présidence. Et pendant que Mélenchon restait publiquement en retrait, deux responsables de LFI, Manuel Bompard et Mathilde Panot, ont appelé les socialistes et les Verts à former un gouvernement commun.
La lutte contre Macron et la menace d'une prise de pouvoir par l'extrême droite ne peut être menée que contre Mélenchon et sa LFI. Il faut pour cela une perspective socialiste qui rassemble la classe ouvrière internationale, au lieu de slogans populistes qui paralysent et induisent en erreur les travailleurs et la jeunesse.
(Article paru en anglais le 13 octobre 2025)