École d’été 2025 – Conférence 4, 3e Partie

La contre-révolution stalinienne pendant la guerre civile espagnole

La conférence suivante a été prononcée par Alejandro López, auteur d'articles sur l'Espagne et d'autres sujets pour le World Socialist Web Site, lors de l'École d'été internationale du SEP (États-Unis), tenue du 2 au 9 août 2025. Il s'agit de la dernière partie d'une conférence en trois volets sur la Grande Terreur en Union soviétique durant les années 1930. La première partie est disponible ici et la 2e partie ici.

Le WSWS publie également deux textes de Léon Trotsky sur l'Espagne pour accompagner cette conférence: «La Leçon de l'Espagne – Dernier Avertissement» et «La classe, le parti et la direction». Nous encourageons nos lecteurs à se procurer la compilation des écrits de Trotsky sur l'Espagne, «La Révolution espagnole (1931-1939)», éditée par Mehring Books.

La Révolution espagnole a marqué un tournant décisif non seulement dans l’histoire de l’Espagne, mais surtout pour la classe ouvrière internationale. Elle fut un front central dans la lutte mondiale entre révolution et contre-révolution. La guerre civile espagnole fut, avant tout, une révolution trahie. Ma contribution fait suite à deux présentations essentielles. La camarade Katja a décrit les purges du Comintern, et le camarade Fred a exposé le génocide politique des vieux bolcheviks perpétré lors des procès de Moscou. Ces deux événements sont profondément liés à la guerre civile espagnole.

La bureaucratie stalinienne est intervenue pour empêcher la révolution en Espagne, elle a lancé une campagne meurtrière contre quiconque était même soupçonné d’avoir des liens politiques avec Trotsky. La machine répressive construite à Moscou et perfectionnée au sein du Comintern a été exportée en Espagne. Les mensonges sur les «complots trotskystes» et les «complots contre-révolutionnaires» fabriqués par la police secrète de Staline en URSS ont été utilisés pour écraser la Révolution espagnole. L’Espagne est devenue un terrain d’essai pour la contre-révolution. Ramón Mercader, le futur assassin de Trotsky, a été formé à cette tâche mortelle pendant la guerre civile espagnole.

La Révolution espagnole reste l’un des soulèvements révolutionnaires les plus puissants du XXᵉ siècle. Pendant un temps, l’émergence d’un second État ouvrier, après la Révolution d’Octobre en Russie, fut une possibilité réelle. Cette révolution inspira les travailleurs du monde entier, de l’Europe aux États-Unis, en passant par la Chine. Une révolution victorieuse en Espagne aurait transformé la situation politique à l’échelle mondiale. Et c’est précisément pour cette raison que la bureaucratie soviétique intervint pour l’écraser.

L’élection du Front populaire

La Révolution espagnole a éclaté en 1931 avec la chute de la monarchie et la proclamation de la République, déclenchant une crise révolutionnaire qui s’est approfondie au cours des cinq années suivantes. Les événements ont confirmé la perspective de la révolution permanente de Trotsky: la bourgeoisie espagnole, politiquement en faillite et craignant l’opposition de la classe ouvrière, s’est révélée incapable de satisfaire les tâches démocratiques et sociales posées par la révolution.

Entre 1931 et 1936, l’Espagne a été saisie d’une crise économique et sociale croissante, marquée par une lutte des classes de plus en plus intense. Les premières réformes de la République, comme la redistribution limitée des terres, la laïcisation et les réformes du travail, se sont heurtées à la résistance féroce des élites: l’Église, l’Armée et les propriétaires terriens. La bourgeoisie, liée à l’ordre ancien, s’est révélée incapable de mener même les réformes les plus basiques. L’Espagne restait engluée dans une inégalité extrême: deux millions de travailleurs sans terre vivaient dans la misère, tandis que 50.000 propriétaires terriens contrôlaient la moitié des terres. Dans le sud, les braceros – des travailleurs agricoles sans terre – peinaient pour des salaires de misère sur d’immenses domaines; dans le nord et l’est, les paysans, écrasés par l’endettement, étaient souvent contraints de se prolétariser. La classe ouvrière industrielle, bien que relativement jeune, était concentrée en Catalogne et au Pays basque, et extrêmement combative. La Grande Dépression de 1929 aggrava encore la crise, plongeant l’économie dans la récession et intensifiant la pauvreté. [1]

La classe ouvrière et la paysannerie, dont les espoirs de changement réel avaient été avivés par la chute de la monarchie, furent de plus en plus radicalisées par l’incapacité de la République à répondre à leurs attentes. En janvier 1936, le Front populaire se constitua comme une alliance électorale entre les partis républicains bourgeois et les organisations ouvrières, incluant le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), social-démocrate, le Parti communiste stalinisé (alors marginal), une faction de la Confédération nationale du travail (CNT), anarcho-syndicaliste, et le Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM), centristes. La direction de la CNT, bien qu'elle maintînt officiellement sa position abstentionniste, incita ses membres à voter en faveur du Front populaire.

Bien que la majorité des travailleurs fussent membres de la CNT, des couches significatives soutenaient le PSOE, en particulier en Castille et au Pays basque, ainsi que le POUM. Ce dernier était dirigé par Andreu Nin, ancien dirigeant de l’Opposition de gauche qui avait rompu avec Trotsky pour soutenir le Front populaire, et Joaquín Maurín, chef du Bloc ouvrier et paysan (BOC).

Le rôle du POUM était profondément contradictoire. Bien qu'il soit issu de la tradition révolutionnaire de l'Opposition de gauche, il abandonna la lutte pour l'indépendance de la classe ouvrière en rejoignant le Front populaire. Politiquement, le POUM occupait une position centriste, oscillant entre révolution et réforme. Tout en s'opposant au stalinisme, il refusa de tirer les conclusions nécessaires sur le caractère contre-révolutionnaire du Front populaire. Cette hésitation centriste en fit un obstacle majeur à la mobilisation indépendante de la classe ouvrière. Malgré cela, comme nous le verrons, les staliniens lancèrent une campagne virulente contre le POUM, précisément parce qu'il pouvait, même de manière confuse, exprimer une opposition révolutionnaire au sein de la classe ouvrière, et par crainte qu'il ne rétablisse des liens avec le trotskysme.

Dans un contexte d'explosion de la lutte des classes, le Front populaire fut élu en février 1936, formant un gouvernement dirigé par des républicains modérés. Chaque ville et province d'importance connut au moins une grève générale au cours des mois suivants, avec la participation de millions de travailleurs. Mais le gouvernement du Front populaire échoua à répondre aux revendications de la classe ouvrière et des pauvres des campagnes. Comme l'écrivit le trotskyste américain Felix Morrow dans Révolution et Contre-révolution en Espagne: les capitalistes en arrivèrent à la conclusion que la démocratie était intolérable, et que cela signifiait que la démocratie bourgeoise et le réformisme avaient fait leur temps en Espagne.» [2]

Les putschistes ne firent aucun effort pour dissimuler leurs intentions génocidaires. En mai 1936, le général Emilio Mola, principal organisateur du coup d'État, déclara: «L'action doit être extrêmement violente dès que possible pour réduire l'ennemi, qui est fort et bien organisé [...], en appliquant des châtiments exemplaires à ces individus afin d'étouffer les mouvements rebelles ou les grèves.» Deux jours après le début du coup d'État, il fut encore plus explicite: «Il est nécessaire de répandre la terreur, en éliminant sans scrupules ni hésitation tous ceux qui ne pensent pas comme nous.... Tous ceux qui s'opposeront à la victoire du mouvement pour sauver l'Espagne seront fusillés.» Franco lui-même fut tout aussi direct. Interrogé par un journaliste sur le fait de savoir si contrôler toute l'Espagne signifierait tuer la moitié de sa population, il répondit sans hésiter: «Si c'est nécessaire, ce sera fait.»

Mais l'espoir de Franco d'une victoire rapide se révéla une grave erreur de calcul, car la classe ouvrière se souleva en une lutte révolutionnaire contre lui.

La Révolution de juillet 1936

Le 17 juillet 1936, l’armée a pris la ville de Melilla, dans l’enclave espagnole d’Afrique du Nord, appelant toutes les garnisons militaires à se soulever contre le gouvernement du Front populaire. Le Premier ministre Casares Quiroga, interrogé par des journalistes sur ce qu’il comptait faire face au coup d’État, a répondu avec complaisance: «Ils se sont soulevés ? Très bien. Je vais me coucher.» Casares a refusé de livrer des armes aux organisations ouvrières alors que la révolte militaire se déroulait. Le lendemain, le 18 juillet, la rébellion militaire s’est étendue à tout le Maroc, aux îles Canaries et à Séville, sur le continent espagnol.

Le coup d'État n'était pas une surprise. Le gouvernement du Front populaire était informé à l'avance, ayant été alerté des manœuvres militaires inhabituelles au Maroc et dans le nord de l'Espagne plusieurs semaines auparavant. Franco avait même été éloigné vers les îles Canaries pour l'empêcher d'accéder à ses troupes à Melilla. Pourtant, le gouvernement du Front populaire cacha ces informations aux travailleurs, craignant qu'elles n'alimentent le mouvement révolutionnaire des masses.

En Catalogne, les travailleurs organisés dans la CNT anarcho-syndicaliste s'étaient préparés méthodiquement en prévision du coup d'État, structurant 20.000 ouvriers en comités de défense de quartier. Ils avaient cartographié les mouvements de troupes, localisé les livraisons d'armes et planifié leur réponse. Lorsque le putsch éclata, ils érigèrent des barricades, coupèrent les communications, mobilisèrent des camions et déclarèrent une grève générale. Le 19 juillet, les ouvriers exigèrent des armes auprès du gouvernement catalan, qui refusa [3].

Pourtant, dès le 20 juillet, la classe ouvrière armée avait vaincu l'armée en Catalogne. Les travailleurs de Madrid, Valence, Bilbao et Gijón suivirent l'exemple de ceux de Barcelone. Les mineurs des Asturies envoyèrent même une colonne de 5.000 dynamiteurs en renfort à Madrid. À Malaga, dépourvus d'armes au début, les ouvriers utilisèrent de l'essence pour incendier les barricades entourant les casernes militaires.

Comme l'explique l'historien Agustín Guillamón, qui a étudié en profondeur les journées de juillet en Espagne: «Les ouvriers, postés à proximité des casernes, avaient pour ordre de donner l'alerte mais pas d'affronter les soldats avant qu'ils ne s'approchent du centre-ville. La tactique préalablement établie par le Comité de Défense Confédéral prévoyait qu'il serait plus facile de combattre les troupes dans les rues plutôt que s'ils restaient retranchés dans leurs casernes.» [4]

Par leurs actions, les travailleurs montrèrent leur disposition à faire la révolution socialiste. Ils exproprièrent usines, bâtiments et terres; armèrent, organisèrent et transportèrent des miliciens; formèrent des patrouilles contre les provocateurs fascistes; relancèrent la production dans les usines sans patrons; réquisitionnèrent véhicules et vivres. Les frontières et les ports passèrent sous le contrôle de comités ouvriers, et dans la marine, où 70 pour cent des officiers furent tués par leurs propres hommes, l'autorité fut exercée par des comités de marins. Pour saisir l'atmosphère révolutionnaire de cette époque, l'un des meilleurs témoignages reste celui de George Orwell dans son célèbre Hommage à la Catalogne :

C’était la première fois que je me trouvais dans une ville où la classe ouvrière détenait le pouvoir. Pratiquement tous les bâtiments d’une certaine importance avaient été occupés par les travailleurs et pavoisés de drapeaux rouges ou des drapeaux noir et rouge des anarchistes; chaque mur était couvert de faucilles et marteaux et des sigles des partis révolutionnaires; presque toutes les églises avaient été vidées de leur contenu et leurs statues brûlées. Çà et là, des équipes d’ouvriers démolissaient méthodiquement les églises. Chaque boutique, chaque café portait une inscription indiquant qu’il avait été collectivisé; même les cireurs de chaussures avaient été collectivisés, et leurs boîtes peintes en rouge et noir. [5]

Les institutions étatiques capitalistes existantes furent réduites à une coquille vide, l’appareil gouvernemental s’effondrant aux niveaux local et national tandis que le pouvoir réel passait entre les mains des travailleurs. Mais cet effondrement était partiel: l’État capitaliste n’avait pas été brisé. Il continuait d’exister, affaibli mais intact, comme une structure parallèle. Le Front populaire, pour reprendre les mots de Trotsky, n’était que «l’ombre de la bourgeoisie». Son autorité était profondément contestée, son contrôle territorial gravement érodé, mais son appareil – ministères, police, tribunaux – demeurait en place, guettant une occasion de se rétablir. Ne pas détruire la machine étatique capitaliste et la remplacer par un État ouvrier n’était pas un détail secondaire, mais un danger mortel. Une révolution qui laisse l’État bourgeois debout, même en ruines, ouvre la voie à la contre-révolution.

Il est essentiel d’examiner brièvement la situation internationale. Généralement, la guerre civile espagnole est réduite à son cadre national, comme si la lutte pour la révolution socialiste mondiale n’avait plus cours. Un argument courant veut que le rapport de forces mondial dans les années 1930 ait été beaucoup moins favorable à la Révolution espagnole qu’il ne l’avait été pour la Révolution russe.

Cette affirmation est manifestement fausse. En France, le gouvernement du Front populaire de Léon Blum, soutenu par le parti stalinien, se retournait contre la classe ouvrière après la puissante grève générale de mai-juin. Aux États-Unis, une vague de grèves massives jetait les bases de l’essor du syndicalisme industriel. En URSS, une colère croissante montait parmi les travailleurs contre les plans quinquennaux de Staline, l’une des raisons pour lesquelles il lança les Grandes Purges. En Grèce, de l’autre côté de la Méditerranée, un mouvement de grève puissant secoua le pays d’avril à août 1936 [6].

Quant à l’Allemagne, où Hitler était arrivé au pouvoir trois ans plus tôt en écrasant les organisations ouvrières communistes et social-démocrates, la situation n’était pas aussi stable qu’il y paraissait: le mécontentement grandissait face à l’écart croissant entre les prix et les salaires, qui réduisait les revenus des travailleurs à un niveau de misère, malgré la baisse du chômage. Pendant ce temps, paysans, petits producteurs et commerçants ne parvenaient plus à vendre leurs produits à prix rentable en raison des contrôles étatiques sur les prix. L’historien Peter Longerich cite des rapports de la Gestapo selon lesquels «une partie de l’ancienne base ouvrière marxiste [en Allemagne] n’avait nullement renoncé à ses convictions passées; bien au contraire, en raison des développements indésirables récents, les tendances ‘marxistes’ regagnaient du terrain parmi les travailleurs, et même la tentation communiste les attirait à nouveau» [7].

Une révolution victorieuse en Espagne aurait ébranlé le monde entier. Le potentiel révolutionnaire en Europe et au-delà était loin d’être épuisé. Une révolution socialiste triomphante en Espagne aurait pu enflammer les luttes à travers le continent et rebattre les cartes de la lutte des classes à l’échelle mondiale, offrant une puissante contre-offensive contre le fascisme comme contre le stalinisme.

Révolution permanente contre Front populaire stalinien contre-révolutionnaire

Deux stratégies opposées s’affrontèrent en Espagne. L’une était la ligne socialiste révolutionnaire prolétarienne, fondée sur la théorie de la Révolution permanente. Depuis son exil au Mexique, Trotsky l’expliquait ainsi:

L’armée révolutionnaire ne doit pas seulement proclamer, mais aussi mettre en œuvre sans délai dans les provinces conquises les mesures les plus urgentes de la révolution sociale: l’expropriation des vivres, des produits manufacturés et des autres réserves, pour les redistribuer aux plus démunis; le réaménagement des logements et abris dans l’intérêt des travailleurs, et surtout des familles des combattants; l’expropriation des terres et des outils agricoles au profit des paysans; l’instauration du contrôle ouvrier et du pouvoir des soviets, en remplacement de l’ancienne bureaucratie. [8]

La fidélité de l’armée à Franco était loin d’être acquise. Les 80.000 soldats marocains de l’Armée d’Afrique n’avaient aucun intérêt réel à défendre l’impérialisme espagnol. Dans les campagnes espagnoles, les paysans – dont beaucoup avaient été enrôlés de force dans les territoires contrôlés par l’armée – luttaient pour une réforme agraire depuis la proclamation de la République en 1931. Des études sur l’armée de Franco révèlent un corps des officiers profondément méfiant envers sa propre troupe. Les soldats paysans, incorporés de force, étaient considérés comme peu fiables et soumis à une discipline brutale pour les maintenir sous contrôle. Les exécutions massives de militants de gauche servaient aussi à terroriser les appelés. [9]. Pourtant, le gouvernement du Front populaire ne tenta même pas de saper la base sociale de Franco, refusant d’accorder des terres aux paysans ou le droit à l’autodétermination au Maroc.

Les comités qui émergèrent étaient des organes de pouvoir prolétarien révolutionnaire, capables de se transformer en soviets, comme ceux qui étaient apparus lors de la révolution russe de 1917. Cependant, l’avant-garde trotskyste était numériquement faible et, dès le départ, se heurta à l’obstacle que représentaient le stalinisme et le POUM, qui avaient rejoint le Front populaire. Le problème était que pour faire de ces organisations la base d’un pouvoir ouvrier, il aurait fallu construire une avant-garde révolutionnaire puissante au sein de la classe ouvrière. En conséquence, malgré leur puissance et leur initiative, ces organes restèrent fragmentés et locaux, manquant de la cohésion et de la direction nécessaires pour unifier leurs efforts et établir un État ouvrier, qui ne pouvait arriver au pouvoir qu’en détruisant l’État capitaliste existant.

L’autre stratégie était celle du Front populaire stalinien, qui visait à bloquer la révolution socialiste et à dissoudre toutes les formes d’auto-organisation ouvrière menaçant l’État capitaliste. Mais bloquer la révolution signifiait éliminer physiquement quiconque, à gauche, représentait une opposition réelle ou potentielle au gouvernement du Front populaire. Si le stalinisme avait déjà trahi les luttes ouvrières en s’appuyant sur sa théorie nationaliste du «socialisme dans un seul pays», le Front populaire marqua sa transformation en une force consciemment contre-révolutionnaire. Préserver l’alliance avec les partis bourgeois et les puissances impérialistes française et britannique exigeait l’écrasement de la révolution.

Ce programme contre-révolutionnaire fut explicitement formulé dans une lettre adressée au Premier ministre Francisco Largo Caballero (PSOE), signée par Staline, où il exhortait le gouvernement espagnol à protéger la propriété privée, rallier les couches moyennes urbaines et rurales, éviter toute apparence de communisme pour ne pas inquiéter la Grande-Bretagne et la France:

Il faut attirer à nos côtés la petite et moyenne bourgeoisie urbaine et lui offrir au moins la possibilité d’adopter une position neutre, ce qui serait favorable au gouvernement, en le protégeant contre les tentatives de confiscation et en garantissant, dans la mesure du possible, la liberté du commerce.» Le parti républicain bourgeois ne devait « pas être repoussé, mais au contraire, il [fallait] l’intégrer, se le rendre plus proche et l’associer à l’exercice commun du pouvoir ». Il était « particulièrement important que le gouvernement obtienne le soutien d’Azaña [Président de la République et du parti républicain] et de son groupe, et que tout soit fait pour les aider à surmonter leurs hésitations. Cela [était] nécessaire pour empêcher les ennemis de l’Espagne de la considérer comme une république communiste et éviter leur intervention, qui constituerait le plus grand danger pour la République espagnole.» Il ne devait «y avoir aucune atteinte aux droits de propriété et aux intérêts légitimes de ces étrangers en Espagne. [10]

Le dirigeant du PCE, José Díaz, s’opposa explicitement à l’indépendance du Maroc, proposant à la place un «colonialisme démocratique» [11].

Ces stratégies reflétaient des orientations de classe opposées. D’un côté, la classe ouvrière, qui luttait pour une révolution socialiste afin de vaincre le fascisme, mais supportant le poids mort de ses directions, qui défendaient toutes, à des degrés divers, la stratégie du Front populaire – qu’il s’agisse du PCE stalinien, du PSOE social-démocrate, de la CNT anarcho-syndicaliste ou du POUM centriste.

Seules de petites minorités s’opposèrent à cette stratégie, parmi lesquelles les bolchéviques-léninistes trotskystes officiels, dirigés par Grandizo Munis, des factions du POUM, qui appelaient à un Front révolutionnaire ouvrier basé sur les conseils ouvriers et les militants de la CNT organisés dans le Groupe des Amis de Durruti, qui rejetaient la collaboration de la direction anarchiste avec le Front populaire. Bien que minoritaires, ces groupes incarnaient la volonté révolutionnaire de la classe ouvrière.

De l’autre côté, le stalinisme donna voix aux couches moyennes. Comme le détaille Burnett Bolloten dans son ouvrage rigoureux, La Guerre d’Espagne: Révolution et Contre-révolution, le PCE devint le refuge politique des petits industriels, commerçants, artisans, paysans aisés et grands propriétaires terriens – des groupes qu’aucun républicain bourgeois n’osait représenter ouvertement dans l’atmosphère révolutionnaire de juillet 1936. En quelques mois, les effectifs du PCE passèrent de 40.000 à plus de 90.000 membres, largement dû à sa défense du commerce privé, à son opposition aux collectivisations et à sa protection de la propriété contre les milices ouvrières [12]. «Dès le début, écrit Bolloten, le Parti communiste apparut aux yeux des couches moyennes désemparées non seulement comme le défenseur de la propriété, mais aussi comme le champion de la République et de l’ordre gouvernemental.» [13]

La CNT et le POUM, quant à eux, refusèrent de prendre le pouvoir, préférant le rendre au gouvernement du Front populaire, désarmant politiquement la classe ouvrière. L’élan révolutionnaire fut détourné au nom de «l’unité antifasciste», tandis que le stalinisme œuvrait méthodiquement à étouffer la révolution sous prétexte de la défendre.

Andreu Nin, révolutionnaire internationalement respecté et figure bien connue de la classe ouvrière espagnole et internationale, capitula en rejoignant le gouvernement du Front populaire en Catalogne comme ministre de la Justice. Son parcours révolutionnaire était pourtant long et prestigieux: il avait participé au congrès fondateur de l’Internationale syndicale rouge en 1921, y avait exercé les fonctions de secrétaire adjoint, adhéré au Parti communiste de l’Union soviétique et été élu au Soviet de Moscou. Exclu en 1928 pour son soutien à Trotsky, il n’échappa à la prison que grâce à sa réputation. De retour en Espagne en 1930, il fonda l’Opposition de gauche espagnole. Son aura était telle qu’en 1934, au cœur de la radicalisation massive de la classe ouvrière après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, les Jeunesses socialistes, fortes de 60.000 membres, l’invitèrent à les rejoindre pour «bolchéviser» le parti [14].

Comme l’écrivit Trotsky à l’époque: «Les anciens ‘communistes de gauche’ espagnols ne sont plus que la queue servile de la bourgeoisie ‘de gauche’. Il est difficile d’imaginer une chute plus ignominieuse.» [15]

L’écrasement sanglant de la révolution par les staliniens

L’intervention de Staline en Espagne n’était pas motivée par un engagement antifasciste, mais par la peur: peur de la guerre avec l’Allemagne, et surtout, peur de la révolution. Dans un premier temps, Staline espérait que la France prendrait en charge l’aide à la République espagnole. Pendant les six semaines critiques qui suivirent le début du conflit, il ne fit rien, préférant signer le pacte de non-intervention avec la Grande-Bretagne et la France pour rassurer les puissances occidentales, dont il cherchait le soutien pour une politique de sécurité collective contre l’Allemagne nazie.

Mais lorsque la classe ouvrière espagnole commença à mettre en œuvre des mesures insurrectionnelles intolérables pour la bourgeoisie – expropriations, confiscation d’entreprises étrangères, prise de contrôle des frontières, armement des travailleurs – la priorité absolue de Staline devint l’écrasement de la révolution. Un gouvernement ouvrier à Madrid représentait une menace directe pour la bureaucratie stalinienne en URSS, faisant planer le spectre d’une révolution politique en Union soviétique. La simple suggestion du POUM d’inviter Trotsky en Espagne suffit à provoquer une panique à Moscou. Le rôle de la bureaucratie soviétique en Espagne doit donc être compris comme une entreprise calculée pour étrangler la révolution, éliminer ses dirigeants, terroriser la classe ouvrière et empêcher que l’insurrection spontanée ne se transforme en mouvement socialiste politiquement conscient.

L’un des traits les plus frappants des documents issus des archives soviétiques, révélés ces dernières décennies, est l’angoisse persistante qu’ils expriment à l’égard de Trotsky et du trotskysme. Ce n’était pas seulement Trotsky en tant qu’individu qui inquiétait le Kremlin, mais le spectre de la révolution sociale qu’il incarnait. Comme il l’expliquait lui-même, son nom était devenu «une commodité terminologique» pour désigner cette révolution tant redoutée [16].

Les premiers rapports envoyés à Moscou par les représentants du Komintern en Espagne alertèrent le Kremlin sur l’avancée rapide de la classe ouvrière. Dès septembre 1936, la police secrète stalinienne (GPU) installa un poste au sein du ministère espagnol de l’Intérieur, placé sous la direction d’Alexandre Orlov. Sa mission était d’aider le Parti communiste (PCE) à constituer ses propres services de sécurité et de renseignement, qui seraient utilisés pour écraser la classe ouvrière et assassiner physiquement l’aile gauche du Front populaire [17]. L’un des premiers télégrammes adressés à Moscou révèle qu’ils suivaient de près la situation révolutionnaire à Barcelone et collaboraient avec la direction du PCE et les représentants du Komintern pour préparer une action contre les «ennemis». Un rapport affirmait que «L’organisation trotskyste POUM, active en Catalogne, peut être facilement liquidée.» [18]

Pendant les huit mois qui suivirent le coup d’État de juillet 1936, la contre-révolution dirigée par les staliniens étrangla progressivement les organisations que la classe ouvrière espagnole avait construites en réponse au putsch. Au nom de la «discipline» et de la défense de la «république démocratique», le PCE, soutenu par la GPU, mena une campagne systématique pour dissoudre et écraser les comités d’usine et les milices ouvrières. Ce processus atteignit son paroxysme avec la répression sanglante des Journées de Mai 1937 à Barcelone.

Entre juillet 1936 et les Journées de Mai 1937, une série de mesures politiques et militaires décisives démantelèrent les organes du pouvoir ouvrier, restaurèrent l’autorité de l’État capitaliste et jetèrent les bases de la répression violente des forces révolutionnaires. La chronologie suivante met en lumière les étapes clés de ce processus contre-révolutionnaire:

  • Fin juillet-août 1936 – Le PCE commence à exiger la «discipline» et la défense de la «république démocratique», s’opposant aux collectivisations et au contrôle ouvrier. La CNT anarcho-syndicaliste et le POUM centristes rejoignent le gouvernement catalan, légitimant l’État bourgeois et marquant le premier pas vers la subordination de la révolution au Front populaire.

  • Septembre 1936 – Les staliniens entrent au gouvernement central du Front populaire. Soutenus par l’URSS, dont l’aide militaire est conditionnée à la répression des développements révolutionnaires, ils poussent à la restauration complète de l’ordre bourgeois et à la reconstruction de l’appareil d’État capitaliste.

  • Octobre-décembre 1936 – Le gouvernement catalan commence à édicter des décrets pour réguler et saper le contrôle ouvrier. Dans les campagnes, les forces staliniennes tentent de faire reculer les collectivisations paysannes. Des agents du GPU, dirigés par Orlov, arrivent en Espagne avec les armes soviétiques, renforçant l’influence stalinienne dans les affaires politiques et militaires.

  • Décembre 1936 – Les staliniens lancent une campagne de diffamation et de répression contre le POUM, le qualifiant d’organisation «trotskyste-fasciste». Un éditorial de la Pravda (17 décembre 1936) déclare que la «purge du trotskysme et des éléments anarcho-syndicalistes en Catalogne […] sera menée avec la même énergie qu’en URSS». Les milices ouvrières sont de force intégrées à l’armée républicaine régulière, détruisant l’auto-organisation et les structures de commandement indépendantes. Le Komintern informe le PCE que «les trotskystes mènent un travail de sape derrière les lignes de l’armée républicaine dans l’intérêt du fascisme» et approuve la ligne du parti pour l’écrasement total du trotskysme en Espagne, présenté comme une condition nécessaire à la victoire sur le fascisme». Andreu Nin est exclu du gouvernement catalan sur demande de l’URSS.

  • Janvier 1937 – Moscou ordonne à ses représentants en Espagne de «lancer une campagne parmi les masses et dans la presse contre Trotsky et les trotskystes, présentés comme des terroristes, des saboteurs et des espions en lien avec la Gestapo allemande».

  • Mars-avril 1937 – Les tensions montent en Catalogne, où les staliniens et le gouvernement catalan préparent le désarmement forcé des travailleurs. Le PSUC stalinien catalan intensifie ses attaques contre le POUM et la CNT, visant à rétablir l’autorité de l’État et à écraser le double pouvoir.

  • Mars 1937 – Trotsky lance un avertissement solennel: « Si cette politique [de collaboration avec le Front populaire] se poursuit, le prolétariat catalan sera victime d’une terrible catastrophe comparable à celle de la Commune de Paris de 1871.»

Les mises en garde de Trotsky se vérifièrent tragiquement lors des événements sanglants des Journées de Mai 1937. La plupart des historiens considèrent ces journées à Barcelone comme un épisode mineur de la guerre d’Espagne. Pourtant, en réalité, le bilan humain fut plus lourd que lors de la première semaine de l’insurrection militaire en juillet 1936: 500 morts et 1000 blessés – un massacre qui révéla l’ampleur de la répression stalinienne.

Début mai, la police républicaine, sous direction stalinienne, lança une opération militaire contre le central téléphonique de Barcelone, sous contrôle ouvrier depuis juillet 1936. Cette attaque, soigneusement calculée, visait le cœur même de l’autogestion prolétarienne. Le central permettait aux travailleurs d’intercepter et surveiller les communications gouvernementales. L’atmosphère était électrique. Quelques jours plus tôt, des militants de la CNT avaient été tués près de la frontière française lors d’une opération gouvernementale visant à reprendre le contrôle des postes-frontières. Le 1er mai, le gouvernement interdit les manifestations pour la fête du Travail, craignant des démonstrations armées des ouvriers.

L’assaut contre le central téléphonique déclencha une insurrection ouvrière qui dura sept jours. Les travailleurs de Barcelone, déterminés à défendre la révolution, érigèrent des barricades et prirent le contrôle d’une grande partie de la ville, qui se retrouva de facto entre leurs mains. Pendant ce temps, des navires de guerre britanniques mouillaient au large, et le président catalan, Lluís Companys, supplia le gouvernement central d’envoyer l’aviation bombarder le siège de la CNT à Barcelone.

Dans la nuit du 4 mai, une réunion commune des directions du POUM, de la CNT, de la FAI et des Jeunesses libertaires fut organisée pour décider de la marche à suivre. Comme le racontera plus tard Julián Gorkin, l’un des dirigeants du POUM, il posa cette question aux représentants de la CNT: «Il faut choisir: la révolution ou la contre-révolution.»[19] Le POUM opta pour cette dernière.

Pendant ce temps, la GPU, en collaboration avec la police secrète du Front populaire et le PCE, passa à l’action. Camillo Berneri, militant italien de la CNT et critique du Front populaire, fut assassiné, tout comme Alfredo Martínez, dirigeant des Jeunesses libertaires. Freund (connu sous le nom de Moulin), un trotskyste allemand qui faisait le lien entre le petit groupe de trotskystes et les Amis de Durruti, «disparut». Ce n’était là que le début de la répression.

Les dirigeants de la CNT et du POUM refusèrent d’appeler à la prise du pouvoir. Andreu Nin lui-même reconnut, quelques jours après leur reddition face au Front populaire: «Il aurait été possible de prendre le pouvoir, mais notre parti, force minoritaire au sein du mouvement ouvrier, ne pouvait assumer la responsabilité de lancer ce mot d’ordre.» [20] Pourtant, tout indiquait que, s’ils l’avaient fait, les larges masses de la classe ouvrière – en particulier la base de la CNT, bien plus radicale que ses dirigeants – les auraient suivis.

Mais le POUM échoua à remplacer la direction de la CNT ou à proposer une alternative. Privée d’une direction révolutionnaire, l’insurrection était condamnée d’avance. Le POUM tenta alors de transformer son impuissance en 'victoire' pour justifier l’arrêt de la lutte: «Hors de tout doute, [la classe ouvrière] a remporté une grande victoire partielle. Elle a déjoué la provocation contre-révolutionnaire. Elle a obtenu le renvoi de tous ceux qui en étaient directement responsables.» [21]

Après les Journées de Mai, les staliniens passèrent rapidement à l’offensive. Juan Negrín, un socialiste de droite en qui Moscou avait confiance, fut nommé Premier ministre. Le journal du POUM, La Batalla, fut interdit. Le parti lui-même fut déclaré hors-la-loi, ses dirigeants arrêtés et jetés dans des prisons secrètes contrôlées par la GPU.

Une opération dirigée par Orlov, chef de la GPU, fut lancée pour enlever Nin. Il fut capturé le 16 juin, six semaines après la défaite de mai, puis torturé et assassiné après avoir refusé d’avouer être un «agent fasciste». Orlov comptait utiliser ces «aveux» pour monter un procès style Procès de Moscou. Ayant échoué, il le fit exécuter. Pour masquer le crime, des agents de la GPU mirent en scène une fausse libération: des volontaires des Brigades internationales parlant allemand simulèrent une attaque de sa prison, et ont planta sur place des insignes fascistes et des billets de banque pour faire croire que Nin avait été «libéré» par la Gestapo.

«Orlov, dévoré d’une frénésie meurtrière, terrorisé à l’idée d’un échec – un échec qui aurait pu signifier sa propre liquidation – se déchaînait en insultes contre cet homme brisé par la torture, qui refusait obstinément d’avouer. Nin, à l’article de la mort, ne trahit ni ses idées ni ses camarades, alors qu’un seul mot de sa part aurait suffi à les faire aligner contre un mur pour exécution, au plus grand délice des apparatchiks soviétiques.» [22] Nin fut exécuté le 20 juin 1937.

Les staliniens, Orlov opérant dans l’ombre, montèrent alors le Tribunal d’espionnage et de haute trahison de Barcelone, chargé de condamner les dirigeants du POUM pour «espionnage» et «haute trahison» en tant qu’agents de Franco, sur la base de preuves fabriquées. Le Tribunal rejeta ces accusations et les déclara au contraire coupables d’avoir «provoqué les événements de Mai 1937», accusation tout aussi mensongère que la première.

Dans toute la zone républicaine, les prisons secrètes tenues par les staliniens et les agents de la GPU – les redoutées «checas» de Madrid, Barcelone et Valence – devinrent des lieux de torture, d’aveux extorqués et d’exécutions sommaires. La GPU entretenait un vaste réseau d’indicateurs et d’infiltrés au sein du POUM. Des centaines de militants et sympathisants furent arrêtés. Des dizaines furent fusillés ou «disparus». Beaucoup sont présumés avoir été éliminés sans laisser de trace dans le crématoire clandestin de la GPU à Barcelone, dirigé par l’agent du NKVD José Castelo Pacheco, un membre du PCE espagnol recruté par Leonid Eitingon. Ce dernier, responsable des opérations de la GPU en Catalogne, avait pour principale fonction de coordonner les activités de renseignement et de sécurité soviétiques, en particulier la répression des ouvriers, du POUM et de la CNT. Eitingon deviendrait plus tard l’un des organisateurs de l’assassinat de Trotsky.

En février 1938, des militants des Bolchéviques-léninistes trotskystes furent arrêtés et faussement accusés du meurtre de León Narwicz, un capitaine des Brigades internationales d’origine polonaise, infiltré dans le POUM par les services de renseignement du Front populaire. En réalité, Narwicz avait été tué par un groupe d’action du POUM en représailles de l’assassinat d’Andreu Nin. Pourtant, le POUM ne fit rien pour disculper les trotskystes, bien qu’il sût que cette accusation – passible de la peine de mort – était un mensonge [23].

Des milliers d’autres furent contraints à la clandestinité ou poussés à l’exil. L’Espagne devint un laboratoire pour les agents et tueurs staliniens. Quand l’ex-agent soviétique Ignace Reiss fut assassiné en Suisse en septembre 1937, ses meurtriers laissèrent sur place un manteau fabriqué en Espagne, témoignage macabre de l’emprise de la GPU et de ses méthodes rodées en Espagne.

La répression stalinienne contre le prolétariat de Barcelone déchaîna une purge sanglante, visant à éliminer les éléments les plus combatifs et politiquement conscients de la classe ouvrière. Son but était d’exterminer tous ceux que les travailleurs associaient à la révolution, décapiter leurs dirigeants et effacer la mémoire et la possibilité d’une transformation socialiste.

Voici quelques-unes des victimes les plus connues de la répression stalinienne en Espagne:

  • Erwin Wolf (1910-1937) – Jeune trotskyste tchèque-allemand, secrétaire de Leon Sedov (fils de Trotsky), il joua un rôle clé dans la dénonciation des procès de Moscou et fut une figure centrale du Secrétariat international (précurseur de la Quatrième Internationale). Wolf se rendit en Espagne pour y coordonner les activités trotskystes. Nous savons qu’il y était actif et qu’il envoya un certain nombre de rapports. Il fut arrêté par la GPU et assassiné quelques mois après son arrivée [24].

  • Kurt Landau (1903-1937) – Ancien membre du Parti communiste allemand et de l’Opposition de gauche trotskyste, il fuit en Espagne et collabora avec le secrétariat international du POUM. Enlevé à Barcelone en septembre 1937 par des agents staliniens, on pense qu’il fut torturé et tué par la GPU. Son corps ne fut jamais retrouvé. Son épouse, Katia Landau, arrêtée elle aussi, soupçonnait qu’il avait été emmené en URSS [25].

  • Marc Rhein – Militant allemand du POUM, fils du dirigeant menchévik Rafael Abramovich. Enlevé et disparu en 1937.

  • José Robles (1897-1937) – Intellectuel espagnol, traducteur de John Dos Passos, critique virulent de la répression stalinienne. Exécuté par la GPU.

  • Antonio Martín Escudero (1901-1937) – Anarchiste catalan et commandant militaire au début de la guerre. Assassiné, probablement pris pour cible pour avoir défendu l’autonomie des milices ouvrières par rapport au commandement sous contrôle stalinien.

La répression des Journées de Mai marqua l’écrasement de la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière espagnole. L’État bourgeois fut stabilisé sous les couleurs du Front populaire, les comités ouvriers démantelés, et la voie libérée pour la victoire de Franco – par les forces mêmes qui prétendaient défendre la République. Quand Barcelone, cœur de la révolution et bastion du prolétariat espagnol, tomba enfin aux mains des troupes de Franco en janvier 1939, ce fut sans résistance sérieuse.

Le résultat fut une défaite écrasante pour la classe ouvrière, qui renforça les puissances fascistes et ouvrit la voie à Hitler pour déclencher la Seconde Guerre mondiale en Europe, cinq mois seulement après le discours de victoire de Franco le 1er avril 1939. Ce conflit allait coûter la vie à 75 millions de personnes, dont six millions de Juifs exterminés dans la Shoah.

En Espagne même, la guerre civile fit 500.000 morts sur une population de 23,6 millions d’habitants. 500.000 personnes furent contraintes à l’exil, et 150.000 ouvriers, artistes et intellectuels de gauche furent assassinés dans les zones fascistes. Après la fin du conflit, 20.000 républicains furent fusillés, et près d’un million de personnes furent internées dans 300 camps de concentration et prisons. Le régime de Franco se maintint quarante ans, ne tombant qu’en 1978, sous la pression des manifestations de masse et des grèves.

L’incubateur des assassins de Trotsky et du type social stalinien

La guerre d’Espagne fut le terrain d’expérimentation où se constitua l’appareil terroriste international de Staline, et où la GPU affina ses méthodes: infiltration, provocation, torture et assassinats. Ces techniques, éprouvées contre une révolution vivante, furent ensuite exportées en Europe, en Amérique et jusqu’en Asie. Des figures comme Ramón Mercader – qui assassinerait Trotsky en 1940 – y furent recrutées, formées et déployées. Mercader y entraîna aussi des espions anti-trotskystes, comme le volontaire anglais David Crook, qui, après la guerre, partit en Chine pour espionner ceux soupçonnés d’être trotskystes.

Mercader incarnait le type social stalinien: non plus un révolutionnaire convaincu comme les premiers agents soviétiques (tel Ignace Reiss), mais un fonctionnaire bureaucrate dont l’identité politique était ancrée dans une loyauté aveugle envers l’appareil stalinien et l’hostilité envers la classe ouvrière.

À la mort de l’ancien dirigeant du Parti communiste espagnol, Santiago Carrillo – qui, jeune, avait participé à la campagne contre le POUM pendant la guerre – l’historien Pelai Pagès rapporta une conversation édifiante qu’il avait eu avec lui. Lors d’un dîner avec des historiens, dont Pagès, la discussion porta sur l’assassinat d’Andreu Nin et la répression du POUM. Avec un détachement glaçant, Carrillo déclara: «Dans les années 1930, aucun militant communiste à qui on aurait demandé de tuer Trotsky n’aurait refusé.» [26]

Le stalinisme était devenu une force consciemment contre-révolutionnaire. En Espagne, l’affrontement entre révolution et contre-révolution fut une lutte à mort. Le stalinime émergea de la défaite de la classe ouvrière espagnole et de la victoire fasciste avec une machine à assassiner mondiale, dédiée à traquer et assassiner les marxistes à l’échelle internationale.

Les leçons de l’Espagne

La révolution espagnole reste l’une des confirmations les plus claires de la théorie de la révolution permanente de Trotsky, et l’une des tragédies les plus cruelles illustrant les conséquences de l’absence d’une direction révolutionnaire pour la classe ouvrière. Le Front populaire ne fut pas un outil de résistance au fascisme, mais une stratégie bourgeoise-stalinienne de contre-révolution sociale. En subordonnant le prolétariat à l’État capitaliste, il trahit les intérêts historiques de la classe ouvrière pour sauvegarder l’ordre bourgeois. En désarmant politiquement et militairement les travailleurs, il ouvrit la voie à la victoire de Franco.

Le fascisme ne peut être vaincu en s’appuyant sur des factions de la bourgeoisie. Il représente une menace mortelle pour le prolétariat, qui ne peut être surmontée que par la mobilisation politique indépendante de la classe ouvrière dans la lutte pour renverser le capitalisme. Comme avait mis en garde Trotsky: «La révolution espagnole démontre une fois de plus qu’il est impossible de défendre la démocratie contre les méthodes de la réaction fasciste. Et inversement, il est impossible de mener une lutte authentique contre le fascisme en dehors des méthodes de la révolution prolétarienne. Staline a mené une guerre contre le ‘trotskysme’ (c’est-à-dire la révolution prolétarienne), détruisant la démocratie par les mesures bonapartistes de la GPU.» [27]

L’État capitaliste ne peut servir à mener une révolution socialiste. Il doit être brisé et remplacé par des organes de pouvoir ouvrier. En Espagne, les comités révolutionnaires et les milices esquissaient la voie des soviets. Mais la classe ouvrière manquait d’une avant-garde révolutionnaire capable de diriger une lutte consciente pour la conquête du pouvoir. Les staliniens parvinrent à isoler politiquement et à anéantir physiquement ses éléments les plus avancés avant qu’ils ne puissent rallier le prolétariat contre le Front populaire et pour la révolution socialiste.

Par-dessus tout, l’Espagne confirme l’impérieuse nécessité historique de construire un parti révolutionnaire de la classe ouvrière, armé d’un programme internationaliste et nourri des leçons stratégiques des luttes passées. Seule la Quatrième Internationale, fondée après la victoire du fascisme en Allemagne, tira les conclusions essentielles de la guerre d’Espagne et mena une lutte sans compromis contre la contre-révolution stalinienne.

[1] Pierre Broué et Emile Témime, “La Révolution et la Guerre d’Espagne” (1961): https://www.marxists.org/francais/broue/works/1961/00/index.htm

[2] Felix Morrow “Revolution and Counter Revolution in Spain” (1938): https://www.marxists.org/archive/morrow-felix/1938/revolution-spain/ch01.htm

[3] Agustín Guillamón: “Barricades in Barcelona: The CNT from the victory of July 1936 to the necessary defeat of May 1937” (2006): https://libcom.org/article/barricades-barcelona-cnt-victory-july-1936-necessary-defeat-may-1937-agustin-guillamon

[4] Ibid.

[5] George Orwell, “Homage to Catalonia” (1938): https://www.george-orwell.org/Homage_to_Catalonia/0.html.

[6] See Fourth International, Volume VI, No. 2 (Whole No. 51), “Civil War in Greece”: https://www.marxists.org/subject/greek-civil-war/fourth-international/1945/02/x01.htm

[7] Peter Longerich “Unwillige Volksgenossen” [Unwilling Countrymen], 2025

[8] Leon Trotsky, “The Lessons of Spain: The Last Warning” (December 1937): https://www.marxists.org/archive/trotsky/1937/xx/spain01.html

[9] Francisco Leira Castiñeira, “Soldados de Franco” (SIGLO XXI, 2020).

[10] Parti communiste espagnol, “Guerra y Revolución en Espana”, Volume ii, (Moscow, 1971), 96-97.

[11] Miguel Martín, “El colonialismo español en Marruecos” (Ruedo Ibérico, 1973), p. 178.

[12] Cited in Bolloten, “The Spanish Civil War: Revolution and Counterrevolution” (The University of North Carolina Press, 1991), p. 83.

[13] Ibid., p. 87.

[14] Pierre Broué, “The Socialist Youth in Spain (1934–1936)” (Décembre 1983): https://www.marxists.org/archive/broue/1983/12/carrillo.html

[15] The Treachery of the Spanish “Labor Party of Marxist Unity” [POUM] (22 January 1936): https://www.marxists.org/archive/trotsky/1936/01/poum.htm

[16] WSWS, “Introductory remarks by World Socialist Web Site correspondent at Madrid congress on Spanish Civil War” (11 December 2006): https://www.wsws.org/en/articles/2006/12/madr-d11.html

[17] Boris Volodarsky, “Stalin’s Agent: the life and death of Alexander Orlov” (Oxford, 2015), p. 161.

[18] Ibid., 162.

[19] Op Cit., Bolloten, p. 432.

[20] Andreu Nin, “1937. POUM. El significado y alcance de las jornadas de mayo frente a la contrarrevolución” (Barcelona, 12 May 1937) : https://fundanin.net/2018/12/03/el-significado-y-el-alcance-de-las-jornadas-de-mayo-1937/

[21] Pierre Broue “The ‘May Days’ of 1937 in Barcelona” (1988): https://www.marxists.org/history/etol/document/spain/spain04.htm

[22] Jesús Hernández, “I Was a Minister of Stalin” (1953). Extrait disponible sur: https://www.marxists.org/history/spain/writers/hernandez/persecution_of_poum.html

[23] Agustín Guillamón: “El terror estalinista en Barcelona (1938): Los informes de Gerö y Stepanov. El proceso contra la Sección Bolchevique-Leninista de España por el asesinato del capitán Narwicz” (2013): grupgerminal.org/?q=system/files/2013-2018-terrorestalinista-guillamon-0.pdf

[24] Pierre Broué, “Erwin Wolf: A Biographical Sketch” (1979): https://www.marxists.org/history/etol/revhist/supplem/wolf.htm

[25] Katia Landau, “Stalinism in Spain” (1988): https://www.marxists.org/history/etol/document/spain/spain09.htm

[26] Pelai Pagés, “Los claroscuros de una trayectoria política” (Público, 18 September 2012): https://www.publico.es/actualidad/claroscuros-trayectoria-politica.html

[27] Leon Trotsky, “The Lessons of Spain: The Last Warning” (December 1937): https://www.marxists.org/archive/trotsky/1937/xx/spain01.htm

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