Une bataille après l’autre (One Battle After Another), réalisé par le cinéaste Paul Thomas Anderson, est un drame politique qui se déroule dans le contexte américain contemporain. Dans les scènes les plus effrayantes et les plus émouvantes, Anderson et ses collègues représentent avec une grande précision la tendance actuelle à l’instauration d’un État policier. La brutalité et le caractère fasciste de l’hystérie anti-immigrés et des rafles de l’ICE en particulier sont exprimés de manière convaincante dans le film. Le fait que le tournage ait eu lieu en 2024 ne fait que souligner la continuité entre les politiques réactionnaires des administrations Obama, Trump et Biden et le désastre actuel.
Quels que soient les faiblesses et les éléments confus ou mal développés dans Une bataille après l’autre, Anderson mérite tout d’abord d’être félicité pour avoir réalisé un film choquant et sans détour. L’œuvre s’inspire librement du roman Vineland de Thomas Pynchon, publié en 1990.
Le cadre général est le suivant : 16 ans plus tôt, « Ghetto » Pat Calhoun (Leonardo DiCaprio) et Perfidia Beverly Hills (Teyana Taylor) étaient membres d’un groupe terroriste de gauche, le French 75, qui libérait des immigrants détenus et menait d’autres actions, notamment des attentats à la bombe. Perfidia a attiré l’attention de l’officier militaire autoritaire Steven Lockjaw (Sean Penn), qui s’est pris de fascination pour cette militante noire. Arrêtée lors d’une tentative de braquage de banque, Perfidia est devenue une informatrice sous la coupe de Lockjaw. Après avoir donné naissance à une fille, Perfidia s’est échappée du programme de protection des témoins, a abandonné Pat, désormais Bob Ferguson, et s’est enfuie vers des contrées étrangères inconnues.
Dans le présent, Bob, toujours en fuite et désormais, selon ses propres termes, un « malheureux amateur de drogue et d’alcool », vit avec sa fille Willa (Chase Infiniti) dans une forêt de séquoias, où ils se sont délibérément isolés. Dans sa paranoïa légitime, Bob interdit à Willa de posséder un téléphone portable (« la seule étudiante dans tous les États-Unis » à ne pas en avoir, remarque quelqu’un), mais elle enfreint cette règle, et les conséquences sont néfastes.
À l’improviste, le fanatique Lockjaw et son unité militaire se lancent à la poursuite de Bob, Willa et de ce qui reste de ce groupe révolutionnaire clandestin. En fait, le colonel a ses raisons personnelles et politiques. Pour devenir membre d’un groupe exclusif de suprémacistes blancs, le Christmas Adventurers Club, il doit en effet vérifier si Willa est sa fille biologique ou non, et, si dans l’affirmative, veiller à son élimination. (Les membres du Club sont informés de manière inquiétante d’« une rumeur non confirmée selon laquelle le colonel Steven J. Lockjaw serait le père d’un enfant métis »).
Bob prend la fuite avec l’aide de Sergio St. Carlos (Benicio del Toro), un professeur d’arts martiaux qui dirige un réseau clandestin d’aide aux immigrants sans papiers. Pendant ce temps, Willa est récupérée à un bal scolaire par Deandra (Regina Hall), une ancienne camarade de Perfidia et Bob, qui la conduit dans un couvent situé dans les collines et abritant une communauté de sœurs pour le moins inhabituelle. Là, elle apprend la trahison de sa mère, que Bob lui avait cachée (« Était-elle une informatrice ? » « Oui, elle l’était. » « Mon père m’avait dit qu’elle était une héroïne »). Lockjaw parvient alors à s’emparer de Willa et à lui faire subir de force un test ADN.
Une course-poursuite à travers les collines s’ensuit, Willa étant poursuivie par un membre meurtrier des Christmas Adventurers, le banalement nommé Tim Smith (John Hoogenakker).
Une fois encore, les séquences montrant des militaires ou des paramilitaires lourdement armés faisant irruption dans des maisons et des magasins, enlevant des individus, les arrêtant, les interrogeant et les maltraitant en toute impunité, tout cela sonne juste. Ce n’est pas de la science-fiction ou une « dystopie ». Cela se passe actuellement aux États-Unis, à Chicago, Los Angeles et dans des dizaines d’autres endroits, organisé par l’administration fasciste de Trump et sans opposition du Parti démocrate.
La performance de James Raterman dans le rôle de Danvers, l’un des interrogateurs, semble particulièrement authentique, et c’est normal. Raterman a travaillé pendant des décennies comme agent spécial au sein du service des enquêtes de sécurité intérieure, des services secrets et du bureau des enquêtes criminelles de l’Ohio. Dans chaque cas, l’interrogatoire vise à intimider et à terroriser ceux qui ont le malheur de tomber entre les mains de cette bande de « brutes soutenues par l’État » (comme les décrit avec justesse un critique).
Le chauvinisme anti-immigrés et le racisme règnent sans partage dans l’Armée et parmi les membres de l’élite dirigeante que nous rencontrons dans Une bataille après l’autre. Lockjaw informe ses troupes que la ville fictive du nord de la Californie où Bob et Willa se sont réfugiés « est une ville sanctuaire qui regorge de milliers d’immigrés clandestins et de crasseux ».
Lors d’une réunion secrète dans un hôtel huppé, l’un des vigiles du Christmas Adventurers Club, Virgil Throckmorton (Tony Goldwyn), fait remarquer à Lockjaw, qui ne peut qu’approuver :
Chaque jour est un combat au corps à corps contre la propagation d’une migration incontrôlée, n’est-ce pas ? ... Eh bien, si vous voulez sauver la planète, commencez par l’immigration.
Throckmorton poursuit :
Notre objectif, et le vôtre, est le même. Trouver les dangereux fous, les haineux et les voyous, et les arrêter. Nous rendons compte à nous-mêmes, avec une liberté créative... et sans passer par les couches de la bureaucratie. Nous vivons selon la règle d’or... dans un réseau d’hommes et de femmes partageant les mêmes idées... qui se consacrent à rendre le monde sûr et pur.
En opposition à la sauvagerie officielle et semi-officielle, Sergio St. Carlos, le personnage serein et même angélique incarné par del Toro, dit à Bob : « J’ai une espèce de situation “Harriet Tubman Latino” à la maison », et, en effet, des dizaines de personnes, principalement des femmes et des enfants, se cachent chez lui et dans les parages de sa maison. Le film ne cache pas son soutien émouvant aux immigrants persécutés et à ceux qui les aident.
Il faut également reconnaître qu’Une bataille après l’autre n’a aucun mal à sympathiser avec les survivants du groupe French 75. Il ne moralise pas sur leurs actions passées, dans un film dominé par des scènes de répression et de férocité écrasantes de la part du gouvernement et de l’Armée.
La critique du film a été généralement très favorable, voire enthousiaste, et de nombreuses voix se sont réjouies que quelqu’un dise enfin la vérité. Le critique du Hollywood Reporter, par exemple, commente : « C’est certainement un choc rafraîchissant que de voir un grand film comme celui-ci analyser les motivations sordides des personnes qui envoient actuellement la Garde nationale dans les grandes villes et donnent à l’ICE les moyens de se déployer partout dans le cadre de son projet cruel. » Michelle Goldberg, dans le New York Times, note que le film Une bataille après l’autre « a été réalisé dans les États-Unis d’avant le retour de Donald Trump. En le regardant, je n’ai cessé de me demander si un film aussi ouvertement antifasciste pouvait être produit à Hollywood aujourd’hui ».
Le critique chevronné Owen Gleiberman introduit ainsi sa critique dans Variety : « Une bataille après l’autre, avec sa vision thriller de l’autoritarisme, l’un des rares films pouvant dominer le débat culturel. » Il écrit que le film « est un thriller politique loufoque, extrêmement divertissant et incroyablement imprévisible, qui, à un certain niveau, vous oblige à affronter... le destin de notre putain de pays. Il vous amène à vous demander : qu’est-ce qui se passe aux États-Unis ? Où est-ce que tout cela va nous mener ? »
Une lecture attentive des critiques révèle de nombreux commentaires allant dans le sens que le film d’Anderson est « lucide, immédiat et urgent », c’est « l’histoire de deux générations de révolutionnaires menant une défense désespérée contre des forces gouvernementales intrusives, meurtrières et totalement corrompues », « face à l’autoritarisme, à la cruauté et à la terreur qui caractérisent la sombre ère Trump 2.0, c’est le genre de film plein d’espoir dont les États-Unis ont désespérément besoin » et que le film est « un thriller politique cinglant qui rend parfaitement compte de la paranoïa et de la terreur de notre enfer moderne ».
Ce sentiment palpable de soulagement est révélateur. Trump et sa bande fasciste tentent ouvertement un coup d’État militaire et policier, et aucun « démocrate de premier plan », comme nous l’avons écrit récemment, « n’appelle à la mobilisation de l’opposition aux efforts de Trump [...] En fait, ils facilitent la dictature de Trump ». Les principaux médias restent tout aussi silencieux ou ouvertement complaisants. En fait, tout comme dans l’affaire Jimmy Kimmel, il faut un élément extérieur à la sphère politique officielle, en l’occurrence ici un film de fiction, pour permettre à une partie de l’indignation ressentie face aux fascistes de la Maison-Blanche, de la Sécurité intérieure et du Pentagone, de s’exprimer.
Une bataille après l’autre est présenté comme un chef-d’œuvre par divers milieux, y compris par le New York Times. Mais ce n’est pas le cas, malgré ses nombreuses qualités. DiCaprio et del Toro sont certes attachants. (Dans le cas du premier, ce nouveau film rappelle qu’il sait jouer et qu’il doit avoir certaines impulsions sociales décentes, face à une presse largement négative). Lorsque l’un d’eux ou les deux sont présents, le film revêt en effet plus de vie et d’humanité.
En revanche, les premières scènes d’activités « révolutionnaires » sont parmi les plus faibles du film, forcées et peu convaincantes. Quelle que soit l’intention d’Anderson et de ses collaborateurs, Perfidia-Teyana Taylor apparaît dès le début comme peu attachante, avant même son comportement de traître. Lockjaw, interprété par Sean Penn, est une caricature malavisée et absurde, sans grand rapport avec la réalité.
Une bataille après l’autre est limité dans sa perspective sociale et historique, dans la mesure où il tente même d’en présenter une. Pourquoi en effet les autorités lancent-elles soudainement une offensive longue et coûteuse contre ce petit groupe de radicaux ? Simplement à cause de l’intérêt personnel du colonel Lockjaw ? Cela semble peu convaincant. Pourquoi cette obsession contre les immigrés et toute cette cruauté ? Parce qu’un petit groupe de suprémacistes blancs domine l’Amérique ? Encore une fois, c’est pour le moins insuffisant. Le film n’embrasse pas les politiques identitaires et les questions raciales comme réponse à tous les enjeux, mais il se heurte à ces notions, en partie parce que, de manière évasive, les cinéastes n’ont ni l’énergie ni la compréhension nécessaires pour situer fermement les racines de la situation actuelle de crise intense du capitalisme américain.
Et d’ailleurs, qu’en est-il des activités du groupe French 75 ? Étaient-elles héroïques, téméraires, contre-productives ? Certes, l’absence de moralisation est une bonne chose, mais cela ne compense pas pour l’absence de quelque analyse concrète ou convaincante. Il en découle un film trop long, sinueux, et même parfois ennuyeux, car Anderson ne sait pas vraiment où il va.
Diverses impulsions sont à l’œuvre. There Will Be Blood d’Anderson produit en 2007 a été fatalement compromis parce que, selon les termes élogieux d’un critique, il a tourné le dos à la « polémique socialiste » d’Upton Sinclair dans Oil! (le livre sur lequel le film est vaguement basé). « Le thème central du livre – la corruption capitaliste et le courant sous-jacent inspirant de la lutte des travailleurs pour leurs droits – n’est pas andersonien. Oil! de Sinclair est révélateur du conflit de classes présent aux États-Unis, tandis que le personnage égoïste de Plainview [dans There Will Be Blood] incarne une perversion antisociale allant à l’encontre des liens familiaux. » (AV Club) En conséquence, le drame déraille en fait, avec le jeu de plus en plus frénétique de Daniel Day-Lewis, « inversement proportionnel », comme nous le suggérions à l’époque, « à l’authenticité émotionnelle et sociale du drame ».
Une bataille après l’autre est meilleur, moins obscur (même s’il comporte ce même élément), plus en colère. Les réalités du capitalisme américain ont laissé une empreinte indéniable au cours de la dernière décennie. Le film souffre encore de l’éclectisme, de l’approche trop « décontractée » et improvisée d’Anderson, et du fait que le réalisateur est tiraillé entre différentes orientations intellectuelles et idéologiques, certaines saines et perspicaces, mais d’autres moins.
Paresseusement, le film se dirige vers sa conclusion dans le sens – une préoccupation récurrente chez Anderson – d’un drame familial, des retrouvailles entre un père et sa fille, du passage du flambeau de la « protestation » d’une génération à l’autre...
Quoi qu’il en soit, Une bataille après l’autre, qui a connu un succès initial au box-office (avec 68 millions de dollars de recettes dans le monde à ce jour, « dépassant les attentes de l’industrie »), a suffisamment de mordant pour indigner les critiques de droite. L’un d’entre eux, qui propose une « vision juste du divertissement », déplore le fait que le film glorifie prétendument
la violence au nom de la justice sociale, en défiant notamment les lois sur l’immigration. Le groupe radical en question fait exploser des bâtiments, tire sur des agents de sécurité et justifie la violence du début à la fin. Personne à l’écran ne regrette ses actes ni ne change d’avis.
Sur le site web de Fox News, David Marcus dénonce Une bataille après l’autre comme « une apologie inopportune de la violence de gauche. Regarder ce film anti-américain, c’est comme applaudir des nazis “adorables” ! » Armond White pour sa part est pitoyable dans le magazine d’extrême droite National Review, déplorant « l’intrigue secondaire de Benecio Del Toro qui exalte l’hébergement d’étrangers en situation irrégulière » et affirmant que
Anderson provoque intentionnellement la soif de sang de ses confrères woke... en célébrant les activités insipides, hérétiques et violentes des libéraux du passé et du présent. Le film d’Anderson... rêve d’une culture d’obstruction politique et de chaos sans fin. C’est le film le plus irresponsable de l’année.
Ce type de commentaire frénétique et agressif est un véritable badge d’honneur.
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Le roman Vineland de Thomas Pynchon, qui trouve un écho dans le film, mérite vraiment un traitement à part. (Anderson s’était déjà inspiré plus directement du roman éponyme de Pynchon pour son film Vice caché [Inherent Vice] sorti en 2014.) Le livre partage certains paramètres généraux avec le film, à savoir le destin d’un groupe d’anciens radicaux, non pas terroristes ce coup-ci, mais réunis dans un collectif cinématographique de gauche aux prises avec le quotidien malheureux de la vie en 1984 sous Ronald Reagan.
Pynchon, surtout connu pour ses romans V., Vente à la criée du lot 49 et L’Arc-en-ciel de la gravité, est l’un des écrivains les plus « brillants » des États-Unis, une caractérisation mise entre guillemets qui se veut une arme à double tranchant. Comme nous le suggérions en 2015 :
Avec son style excentrique, verbeux, parfois amusant et parfois irritant, Pynchon a tenté, avec plus ou moins de succès, de comprendre la vie américaine d’après-guerre. Quoi qu’il en soit, dans toutes ses œuvres il y a des moments obsédants, lyriques et troublants.
Nous avons également affirmé que l’idée d’une conspiration « (du gouvernement et des entreprises) a toujours occupé une place importante dans l’œuvre de Pynchon, ce qui est tout à fait approprié pour un romancier vivant et écrivant dans la seconde moitié du XXe siècle aux États-Unis ». Or, c’est clairement le cas dans Vineland également. Il est intéressant de noter que l’offensive contre les radicaux dans le roman a « rappelle l’exercice dit de préparation de Reagan, dont le nom de code était REX 84, un plan secret, analysé par le WSWS, visant à suspendre la Constitution américaine, à déclarer la loi martiale, à établir un “gouvernement parallèle” composé de militaires et d’agents des services de renseignement américains, et à rassembler les opposants potentiels à une guerre des États-Unis contre le Nicaragua ».
Le roman tente, dans son style absurde, démesuré et extravagant, de critiquer les radicaux des années 60 et – notamment du point de vue de leur ennemi juré, un procureur fédéral – « Leur profond besoin […] de rester des enfants pour toujours, bien à l’abri dans une Famille nationale étendue [...] Ces jeunes rebelles, déjà à moitié convaincus, seraient faciles à retourner et peu coûteux à former».
Pynchon ne précise pas ce que les radicaux de l’époque auraient dû penser ou faire, mais dans un passage suggestif, il fait référence dans Vineland à l’un des étudiants de gauche, Rex, qui
[…] s’était mis à s’obséder du sort du Groupe bolchevique léniniste du Viêt-nam, une section de la Quatrième Internationale qui, jusqu’en 1953, avait formé en France et envoyé au Viêt-nam quelque cinq cents cadres trotskystes, dont aucun, étant plus à gauche que Hô Chi Minh, ne donna plus jamais signe de vie. Ce qu’il restait du groupe se réduisait à une poignée d’exilés à Paris, avec lesquels Rex, dans une paranoïa secrète, avait commencé à correspondre, convaincu que le GBLVN avait représenté jusqu’ici la seule révolution vietnamienne authentique, mais qu’il avait été trahi par tous les partis, y compris la Quatrième Internationale.
Encore une fois, Vineland de Pynchon mériterait une discussion à part entière.
(Article paru en anglais le 3 octobre 2025)
