Élisabeth Zimmermann-Modler a consacré toute sa vie d'adulte à la construction d'une société meilleure, une société socialiste. En 1975, à l'âge de 19 ans, elle a rejoint la section allemande du Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI) et y est demeurée une camarade active et influente jusqu'à la fin de sa vie. Le 28 novembre, elle est décédée des suites d'un tragique accident survenu dans son appartement à Duisbourg.
Ses camarades allemands et internationaux se souviendront d’«Elli», comme tout le monde l’appelait, pour l’énergie inlassable avec laquelle elle a défendu le marxisme auprès des ouvriers et des membres du parti, pour sa fermeté sur les principes et pour sa chaleureuse humanité. Les dizaines de messages de condoléances reçus par le Sozialistische Gleichheitspartei (SGP, Parti de l'égalité socialiste) de partout dans le monde en témoignent.
«Pour Elli, la lutte pour construire le Comité international de la Quatrième Internationale en tant que parti mondial de la révolution socialiste était l’essence de sa vie. Elle incarnait la camaraderie et l'internationalisme socialiste dans tout ce qu'elle faisait», écrit Chris Marsden, secrétaire national du Socialist Equalitiy Party (Parti de l'égalité socialiste) britannique.
D'autres lettres disent: «Elle a fait preuve d'une énergie et d'un sérieux extraordinaires en consacrant sa vie à la construction du parti révolutionnaire, notre parti international, qui conduira la classe ouvrière au pouvoir et renversera le système capitaliste.» «Elle était profondément préoccupée par les conditions de vie de la classe ouvrière, ce qui transparaissait dans nombre de ses articles.» Et: «Elle était toujours prête à engager des discussions approfondies avec les membres, travaillait sans relâche à clarifier les questions fondamentales de programme et de perspective, et à partager ses expériences. Elle appartenait à cette génération qui ne s’est jamais considérée comme membre d'une section nationale, mais comme membre d'un parti mondial.»
Elli ne fut pas seulement une combattante du socialisme dans une période difficile; sa vie reflétait aussi cette époque. Nombre de ceux qui l'ont accompagnée pour un temps n'ont pas su résister aux pressions politiques auxquelles ils étaient confrontés. Elli est restée inébranlable parce que s’appuyant sur l'histoire du CIQI elle s'est toujours efforcée de parvenir à une interprétation marxiste de la crise objective du capitalisme qui sous-tendait les bouleversements politiques des cinquante dernières années.
1956–1974 – Enfance et jeunesse
Elli n'a pas grandit du côté ensoleillé de la vie. Son enfance et sa jeunesse ont été marquées par les blessures non cicatrisées que les crimes et les guerres des nazis avaient laissées au plus profond de la société et des familles allemandes, et par la culture terne et arriérée de l'époque d'Adenauer.
Lorsqu'Elli est née le 10 novembre 1956, sa mère, Gerda Schmidt, n'avait que 17 ans. Originaire de Reichenberg (aujourd'hui en République tchèque), elle avait fui vers l'Ouest en 1945 à l'âge de six ans et avait ensuite grandi à Nuremberg. Le père de Gerda fut dans l’armée de 1939 à 1945 et, comme Elli l'a raconté plus tard, «n'a jamais parlé de ses expériences, sans aucun doute traumatisantes, vécues pendant cette période – ni de ce qu'il avait fait aux autres, ni de ce qu'il avait lui-même souffert».
Elli n'a rencontré son père biologique, prêtre catholique et professeur de religion de sa mère, beaucoup plus jeune que lui, qu'à l'âge de 16 ans. Elle n'a jamais noué de relation avec lui. Il avait refusé de reconnaître son enfant et avait tenté de contraindre Gerda à avorter, ce qui était totalement illégal à l'époque. Gerda a refusé, mais a dû quitter Nuremberg «pour ne pas déshonorer la famille». Elle poursuivit sa formation d'institutrice à Bad Reichenhall et à Wurtzbourg et confia la petite Elli à une famille d'accueil à Salzbourg, où l'enfant a passé ses quatre premières années avec trois autres enfants adoptés. Sa mère lui rendait visite tous les week-ends.
Elli passa trois autres années chez ses grands-parents à Nuremberg, dans un petit appartement de deux pièces. Ce n'est qu'en 1964, après le remariage de sa mère et la naissance de son demi-frère Peter la même année, que la petite famille accueillit enfin Elli. Son père changeant fréquemment d'emploi pour améliorer sa situation, la famille déménageait souvent. Pendant leur séjour à Stuttgart (vers 1968-1969), Elli subit une opération de la colonne vertébrale en raison d'une scoliose. Cette maladie causa à la jeune fille de 12 ans de grandes souffrances et de nombreuses épreuves: lit plâtré, hospitalisation et six mois clouée au lit. Malgré de nombreuses absences scolaires, cette enfant avide d’apprendre et intelligente ne redoubla pas.
En 1971, la famille déménage à Francfort, où Elli, tout en continuant l’école, travaille comme aide-soignante dans un hôpital. Elle commence à se sentir chez elle dans cette ville et à se faire des amis. Mais ensuite, la famille déménage à nouveau, cette fois-ci à la campagne, dans le petit village de Michelbach qui n’a que 200 habitants, situé dans la région de l'Hintertaunus et quasiment coupé du monde extérieur ; à cette époque, il n'y avait ni internet ni réseaux sociaux et pas même de transports en commun. Pour Elli, c'est «une catastrophe».
Malgré cela, elle commença à s'intéresser aux questions politiques. Elle lut la pièce de Rolf Hochhuth, «Le Vicaire», qui dénonçait la collaboration du Vatican avec les nazis et quitta l'Église. Avec sa mère, elle regardait des films de Rainer Werner Fassbinder, qui abordaient les problématiques douloureuses de l'après-guerre.
1975 – Adhésion au Bund Sozialistischer Arbeiter
À 18 ans, Elli, à sa propre demande, s'installa à Francfort pour y passer son baccalauréat. La même année, le gouvernement social-démocrate (SPD) de Willy Brandt abaissa la majorité civile de 21 à 18 ans. Elli «était ravie d'échapper à la solitude et à l'isolement de l' Hintertaunus».
Elle s'installa dans une ville où la tension politique était palpable. Avec Berlin, Francfort avait été un foyer de la révolte étudiante qui avait mobilisé des centaines de milliers de personnes dans les rues en 1967-1968. Mais lorsqu'Elli arriva à Francfort, le mouvement étudiant était déjà en pleine désintégration. L'immense vague de luttes ouvrières qui avait déferlé à partir de 1968, partie de France et s'étendant à l'Allemagne, à la Grande-Bretagne et à une grande partie de l'Europe, avait fait éclater le mouvement de protestation petit-bourgeois.
Une partie de ce milieu se tourna vers le SPD et gravit les échelons jusqu'aux plus hautes fonctions gouvernementales. D'autres se tournèrent vers le Parti communiste allemand (DKP) stalinien ou le maoïsme et ont rejoint les soi-disant groupes K. Une petite minorité opta pour la terreur individuelle, assassinant des personnalités politiques et des chefs d'entreprise et fournissant ainsi à la classe dirigeante un prétexte pour un réarmement frénétique de l'État.
Dans les universités, les théories anti-marxistes du postmodernisme ont fait leur entrée. Les questions environnementales et de genre ont supplanté le discours de façade auparavant voué au socialisme et à la lutte des classes prolétarienne. La même année où Elli s'installait à Francfort, était fondée la Fédération allemande pour l'environnement et la protection de la nature (BUND). Cinq ans plus tard, le parti vert était créé. En 1985, Joschka Fischer, ancien bagarreur de rue et futur ministre allemand des Affaires étrangères, entrait au gouvernement du Land de Hesse, le premier ministre écologiste.
Elli fut l'une des rares de sa génération à ne pas se laisser emporter par ce repli sur soi, par le rejet de la lutte des classes au profit de prétendues «questions humaines» transcendant les classes, et par l'abandon de la classe ouvrière au profit de la propre carrière. En 1975, elle découvrit le Bund Sozialistischer Arbeiter (BSA, Ligue des travailleurs socialistes), nom donné alors à la section allemande du CIQI, et y adhéra peu après.
Ce fut le pas le plus important de sa vie. Face aux nombreux groupes staliniens, réformistes de gauche, petits-bourgeois écologistes ou de protestation, actifs à Francfort à cette époque, Elli prit la décision délibérée de construire un parti marxiste dans la classe ouvrière. Elle resta fidèle à cette décision jusqu'à la fin de sa vie et ne la regretta jamais.
Le BSA était le seul parti à défendre le marxisme orthodoxe, la position défendue par Léon Trotsky contre Staline, à savoir que les contradictions internes du capitalisme mondial conduisent inévitablement à des crises révolutionnaires qui placent l'humanité face à l'alternative entre socialisme et barbarie, et que la résolution de la crise de l'humanité dépend de la construction d'une direction révolutionnaire de la classe ouvrière.
Elli découvrit le BSA le 1er mai 1975, lorsqu'Helmut Arens, membre fondateur du parti, lui vendit un exemplaire du journal du parti, Der Funke (L'Étincelle). Une semaine plus tard seulement, elle se rendit à Essen et participa à une manifestation et une réunion nationale du BSA contre le chômage et pour la construction du parti trotskyste, qui rassembla plusieurs centaines d'ouvriers et de jeunes.
Elli assistait désormais régulièrement à des réunions et à des «cercles d’études marxistes» au centre de jeunesse de Francfort-Mitte, et participait à la vente et au développement du journal du parti.
Un coup d'œil au premier numéro de Der Funke, qu'Elli a acheté et lu le 1er mai 1975, offre un exemple éloquent de la perspective politique qu'elle a choisie. L'internationalisme du BSA, son orientation vers la classe ouvrière, son hostilité au pablisme et au stalinisme, ainsi que sa volonté de construire un parti révolutionnaire dans la classe ouvrière et la jeunesse, sont clairement exprimés dans ses douze pages.
Ce numéro contient un important reportage intitulé «Les ouvriers de VW veulent lutter!»; des articles sur la lutte des classes au Portugal, en Indochine, au Liban et en Italie; un appel, «Nous exigeons le droit au travail et à la formation!» pour la manifestation du BSA du 8 mai; un discours de Léon Trotsky de 1924 pour le 35e anniversaire du 1er mai ; la première partie d'une série intitulée «Le pseudo-socialisme du DKP [Parti communiste allemand, fondé en 1968]»; la cinquième partie d'une discussion sur la série de livres Trotskysme contre révisionnisme sous le titre «L'auto-réforme de la bureaucratie de Pablo»; une polémique contre le GIM [Groupe marxiste international] pabliste et contre la Spartacist League; et une annonce pour les réunions hebdomadaires et les cercles d'études marxistes du Sozialistischer Jugendbund [l’organisation de jeunesse du BSA] dans 21 villes et quartiers différents.
1976-1985 : Prise de responsabilités de direction au sein des BSA
Elli s'est investie corps et âme dans l'activité politique. Elle vendait Der Funke et, à partir de septembre 1976, son successeur Neue Arbeiterpresse (Nouvelle presse ouvrière) aux portes des usines, dans les écoles et les universités, dans le centre -ville et au porte-à-porte dans les quartiers ouvriers, et discutait avec des centaines, voire des milliers, d'ouvriers et de jeunes.
Parallèlement, elle travaillait pour gagner sa vie, obtint son baccalauréat au lycée Musterschule de Francfort et commença une formation dans une école de commerce. En 1976, elle épousa Wolfgang Zimmermann, membre du BSA depuis quelque temps. Le mariage fut de courte durée; dès 1977, ils se séparèrent.
Elli travaillait désormais quasiment à plein temps pour le BSA et fut rapidement élue à la direction du parti. Elle participa à la quasi-totalité des «Marches européennes» organisées par le CIQI entre 1977 et 1983. Elle sacrifia même sa formation professionnelle pour ces campagnes épuisantes.
Ces marches, initiées par le WRP (Workers Revolutionary Party), reposaient sur une conception opportuniste. Elles faisaient appel aux appareils réformistes et staliniens et voulaient impressionner les régimes nationalistes du Moyen-Orient, avec lesquels le WRP tissait des liens étroits à l'insu du CIQI. La plupart des participants, cependant, l'ignoraient. À l'instar d'Elli, ils appréciaient l'occasion de discuter avec des travailleurs d'autres pays européens et de nouer des contacts et des amitiés avec des camarades internationaux. Certains des camarades qui ont adressé des messages de condoléances connaissaient Elli depuis cette époque.
En Allemagne, Elli a joué un rôle important auprès des sidérurgistes. Lors de leur grève de six semaines durant l'hiver 1978-1979 pour la semaine de 35 heures, elle était présente sur les piquets de grève du matin au soir malgré le froid glacial, vendant la Neue Arbeiterpresse. Elle a rapidement gagné leur confiance et discutait pendant des heures avec eux. Un jour, les ouvriers l'ont même emmenée dans leur acierie pour la lui montrer avec fierté.
Pendant cette période, Elli s'est également vu confier des missions difficiles. À Paris, elle a participé à des événements et des campagnes autour du film «Du tsar à Lénine». Elle a été chargée de créer une section locale en Sarre, où elle a dû trouver du travail et un logement.
Les industries sidérurgique et charbonnière, piliers industriels de la Sarre, étaient alors systématiquement démantelées, provoquant une vive résistance ouvrière. Oskar Lafontaine, alors chef du SPD régional et maire de Sarrebruck, suivait de près les reportages de Neue Arbeiterpresse. Il joua un rôle déterminant pour neutraliser la résistance des travailleurs à la destruction de leurs emplois. En 1985, il devint ministre-président de la Sarre et, grâce à ses bonnes relations avec le syndicat IG Metall, il supervisa la fermeture sans heurt de l'industrie sidérurgique. L'aciérie de Völklingen, fondée en 1873 et devant laquelle Elli vendait de nombreux exemplaires de la Neue Arbeiterpresse, est aujourd'hui un monument industriel. Lafontaine devint par la suite président national du SPD, ministre allemand des Finances et cofondateur du parti Die Linke (Parti de gauche) et de l'Alliance Sahra Wagenknecht (BSW).
Elli a également participé à plusieurs écoles internationales au centre marxiste du WRP à Parwich (Derbyshire, Royaume-Uni). Là aussi, elle a noué de nombreuses amitiés avec des camarades du monde entier.
Elle prenait régulièrement la parole lors des meeting annuels du BSA pour commémorer l'anniversaire de l'assassinat de Léon Trotsky. Elle y parlait sur l'enquête «La Sécurité et la Quatrième Internationale», condamnant l'assassinat odieux de Tom Henehan, jeune trotskyste et membre dirigeant de la Workers League [le prédécesseur du SEP aux États-Unis], abattu par des tueurs à gages à New York en 1977. Ce meurtre visait à intimider la Workers League et lui faire cesser ses investigations. Mais, comme le disait Elli, «aucune tentative d'intimidation ne saurait arrêter la campagne pour La Sécurité et la Quatrième Internationale».
Au début des années 1980, la «crise des euromissiles» de l’OTAN concernant le réarmement nucléaire provoqua des manifestations de masse dans toute l’Allemagne de l’Ouest. Le 10 octobre 1981, 300 000 personnes manifestèrent à Bonn, alors capitale de l’Allemagne de l’Ouest, contre le danger de guerre. Les « Marches de Pâques » attirèrent des foules considérables. La BSA s’opposait au pacifisme bourgeois en faillite et expliquait: «Ceux qui veulent le désarmement doivent lutter pour le renversement du capitalisme, car la cause de la guerre est le système capitaliste de profit.»
Mais la piétaille des syndicats, le DKP stalinien et son organisation de jeunesse SDAJ, firent tout en leur pouvoir, de concert avec les sociaux-démocrates et les groupes religieux, pour faire taire le BSA. Ils n'y parvinrent pas. Dans ce climat hostile, Elli se révéla, comme l'écrit un témoin de l'époque, «d'une solidité à toute épreuve».
En février 1984, Elli présida une réunion du BSA en défense des travailleurs étrangers contre la société Mannesmann. À Duisbourg-Hüttenheim, cette dernière proposait aux travailleurs étrangers des «indemnités de licenciement» s’ils «quittaient volontairement» leur emploi et quittaient le pays. «Nous ne menons pas cette campagne pour des raisons humanitaires», déclara Elli lors de cette réunion, «mais pour appeler à la lutte contre la destruction massive des emplois et contre les mesures d’expulsion des employeurs et de leur réactionnaire gouvernement Kohl.»
Elle a également dirigé ses critiques ouvertement contre les comités d'entreprise et les dirigeants syndicaux d'IG Metall, qui ont refusé d'avertir et de soutenir les travailleurs turcs dans leur lutte pour l'emploi. Elli a qualifié ce comportement de «coup énorme porté à la classe ouvrière dans son ensemble, car il alimente la division et, de ce fait, l'affaiblit. Cette trahison repose sur l'opportunisme de ces dirigeants, qui s'adaptent au capitalisme et se limite à ce qu’ils considèrent comme réalisable au sein du système.» Ces mots restent d'une brûlante actualité.
Le 18 juin 1983, pendant une vente de la Neue Arbeiterpresse, Elli rencontra son futur mari, Peter Modler, ouvrier sidérurgiste et délégué syndical chez Thyssen. Il devint son amour et son réconfort et lui offrit toujours dès lors un refuge familier dans les moments difficiles.
1985-1986 – Le réarmement politique et théorique du CIQI
La dérive opportuniste du WRP a exercé une pression croissante sur le BSA dans les années 1970 et 1980. Les Marche européennes n'étaient qu'un des moyens utilisés par le WRP pour orienter la section allemande vers cette voie opportuniste. Cela a engendré de graves crises politiques et organisationnelles et a failli détruire la section.
La section britannique et son dirigeant Gerry Healy jouissaient d'une autorité politique considérable au sein du BSA. Celle-ci reposait sur la lutte menée par Healy contre le révisionnisme pabliste dans les années 1960 et sur son rôle dans la fondation du BSA en 1971. Mais au cours des années 1970, Healy adopta la ligne pabliste qu'il avait auparavant combattue. Il noua des relations opportunistes avec des hommes politiques travaillistes, des staliniens, des dirigeants syndicaux et des dirigeants bourgeois-nationalistes du Moyen-Orient, et fit pression sur le BSA pour qu'il suive sa ligne.
La BSA résista, mais son inexpérience politique l'empêcha de saisir l'ampleur de l'opportunisme de Healy et de le combattre sur le plan politique et théorique. Cette tâche fut entreprise par la Workers League aux États-Unis qui, en 1982 et 1984, sous la direction de David North, publia une critique exhaustive des positions théoriques de Healy et de la dérive opportuniste du WRP. Healy étouffa toute discussion à ce sujet, menaça la Workers League d'exclusion et chercha à l'isoler.
Cet isolement prit fin lorsque, sous l’impact de sa propre crise, le WRP s'effondra en 1984 et que la critique de la Workers League put être ouvertement débattue au sein du CIQI. Le BSA se rallia unanimement à cette critique, défendit le CIQI contre les attaques des renégats du WRP et entreprit de former systématiquement ses membres à l'histoire du CIQI et aux enseignements de la scission.
Les années de rupture d’avec le WRP furent une période d'étude intense de l’histoire et de discussions internationales pour l'ensemble du CIQI, sur la base desquelles le parti mondial se réarma politiquement et théoriquement et fit un grand pas en avant.
Malgré son grand respect pour Gerry Healy, Elli n'hésita pas à prendre parti pour l'internationalisme et le CIQI. Elle étudia les documents relatifs à la scission et en tira les leçons. Dès qu'elle le pouvait, Elli participait à des campagnes, des formations et des congrès en Allemagne, en Grande-Bretagne, aux États-Unis et même en Australie, et contribuait à l'éducation politique. Elle expliquait patiemment les enjeux complexes aux plus jeunes membres. Lors des conférences internationales, elle aidait aussi souvent à assurer la traduction.
«Le fait que la Quatrième Internationale ait survécu, qu’elle existe et qu’elle lutte, est la preuve de la justesse de son programme et de la force politique de ses principes», c’est ainsi qu’Elli a résumé les leçons de la scission le 16 octobre 1988 lors d’une réunion marquant le 50e anniversaire de la fondation de la Quatrième Internationale.
Elle a tissé des liens particulièrement étroits avec les camarades britanniques qui, lors de la scission d’avec le WRP, avaient soutenu le CIQI et fondé l'actuel Socialist Equality Party au Royaume-Uni. Le BSA et la nouvelle section britannique ont organisé des écoles d'été communes et des campagnes pour les élections européennes. «Elle était une présence constante tandis que nous travaillions collectivement sur les leçons de cette période et que nous renouvelions et développions la perspective politique historique et internationaliste unifiée du trotskysme, dont le WRP s'était détaché et qu'il cherchait à éradiquer», écrit Chris Marsden dans son message de condoléances.
1987-1988 – Lutte contre les injustices à l'aciérie Krupp-Rheinhausen et engagement comme délégué syndical chez Siemens
La rupture d’avec le WRP a supprimé la pression politique en faveur de l'adaptation à la bureaucratie syndicale. Dans sa résolution de 1988, intitulée «La crise capitaliste mondiale et les tâches de la Quatrième Internationale», le CIQI a analysé les mutations de l'économie mondiale qui sous-tendaient la crise du WRP. Cette résolution détaillée démontrait que la mondialisation – l'intégration sans précédent du marché mondial et l'internationalisation de la production – avait sapé tous les programmes nationaux.
Cela s'appliquait tant au «socialisme dans un seul pays» des staliniens, qui, dans les années qui suivirent, liquidèrent la propriété publique en Europe de l'Est, en Union soviétique et en Chine, qu'au réformisme social des syndicats et de la social-démocratie. Il n'était plus possible de négocier des compromis sociaux au niveau national lorsque les multinationales pouvaient délocaliser leur production sans difficulté.
Les syndicats réagirent en se transformant en cogérants et en gendarmes des usines. Ils assurèrent la compétitivité des entreprises en élaborant eux-mêmes des plans de réduction des coûts et en les imposant aux salariés. Pour cela, ils furent largement récompensés.
Au cours de l'hiver 1987-1988, la dernière grande lutte ouvrière avant la réunification allemande éclata à Duisbourg, où vivait Elli. Le groupe Krupp annonça la fermeture de l'aciérie du district de Rheinhausen, où 6 300 des 16 000 ouvriers restants opposèrent une résistance farouche. Le conflit dura 164 jours et se solda par une cuisante défaite.
Le BSA a systématiquement dénoncé le rôle perfide d'IG Metall. Tandis que les responsables locaux proféraient des slogans radicaux, soutenus par le DKP stalinien, le MLPD maoïste et d'autres groupes pseudo-de-gauche, la direction d'IG Metall à Francfort acceptait la suppression de 35 000 emplois dans la sidérurgie allemande. Le BSA a rendu public cet accord secret. Grâce à la médiation du ministre-président social-démocrate du Land de Rhénanie-du-Nord-Wesphalie (plus tard président fédéral d’Allemagne) Johannes Rau, la lutte à Rheinhausen fut finalement étranglée.
Bien qu'elle dût travailler de jour, Elli s'investit corps et âme dans la lutte pour prévenir les sidérurgistes de cette trahison. Elle vendait la Neue Arbeiterpresse aux portes de l'usine, dans les rues et les quartiers où habitaient les travailleurs, et intervenait lors des réunions. «Du début à la fin de chaque intervention, elle était politiquement concentrée et discutait les questions politiques posées par la lutte pour l'emploi, le rôle traître d'IG Metall, de la social-démocratie, du stalinisme et du MLPD au plus haut niveau politique», écrit un camarade qui travaillait étroitement avec elle à l'époque.
Après la rupture d’avec le WRP, Elli a trouvé un emploi de secrétaire chez Siemens à Düsseldorf, poste qu'elle a occupé pendant 35 ans jusqu'à sa retraite, malgré des problèmes de dos persistants. Elle y a rapidement été élue déléguée syndicale et, à ce titre, est intervenue au sein d'IG Metall pour défendre la position du BSA. Lors des réunions des délégués d'IG Metall, elle s'est toujours opposée aux mensonges et aux faux-fuyants des responsables syndicaux.
Ainsi, en juin 1989, elle mit en garde contre le projet de «marché unique européen» soutenu par la bureaucratie. Elle décrivit le marché unique comme «un instrument des plus puissants trusts européens pour mener une guerre commerciale contre leurs rivales américaines et japonaises sur le marché mondial, et une guerre de classe contre la classe ouvrière dans chaque pays». Il ne fallait pas «tolérer qu’on monte les uns contre les autres les salariés d'un même trust dans les différents pays, usines ou services».
En septembre 1990, elle tenta de présenter une motion d'urgence lors d'une réunion d'IG Metall à Düsseldorf pour défendre l'Irak contre la guerre menée par les États-Unis, ce qui provoqua la fureur des bureaucrates.
En mars 1992, Elli prit la parole à Düsseldorf pour dénoncer le gel des salaires accepté par IG Metall dans le cadre du rétablissement du capitalisme en RDA (Allemagne de l'Est). Dans un discours courageux, elle tint pour responsable l'ensemble de la direction d'IG Metall et dénonça le soutien de celle-ci aux licenciements massifs en Allemagne de l'Est. Il fallait rejeter «en particulier la collaboration étroite des dirigeants syndicaux avec la Treuhandanstalt [l’agence de privatisation] et le gouvernement Kohl dans la fermeture des usines et les licenciements de masse en Allemagne de l’Est».
1989–2019 – Fondation du SGP et création du WSWS
Lorsque des manifestations de masse éclatèrent en RDA contre le régime Honecker à l'automne de 1989, le BSA intervint avec vigueur et fit pour la première fois passer clandestinement des tracts à travers la frontière entre les deux Allemagnes. Il soutenait l'opposition au régime stalinien, mais s'opposait fermement à l'instauration du capitalisme et à la réunification sur des bases capitalistes. Après la chute du mur de Berlin, le BSA vendit des dizaines de milliers d'exemplaires de la Neue Arbeiterpresse et des ouvrages de Trotsky, et présenta ses propres candidats aux dernières élections [législatives] à la Volkskammer (Chambre populaire) en RDA, en mars 1990.
En raison de son travail chez Siemens, Elli ne put participer que partiellement à cette intervention. En 1991, elle apporta son soutien à Hanne Levien, une ouvrière est-allemande qui, mère célibataire de deux enfants, dont l'un gravement handicapé, avait été licenciée sans préavis pour des raisons politiques. En septembre 1991, Elli présenta le cas lors d'une réunion des délégués d'IG Metall à Düsseldorf, distribua des tracts et recueillit des signatures de soutien.
Les sociaux-démocrates, les staliniens et les syndicats ont réagi à l'effondrement de la RDA et à la dissolution de l'Union soviétique par un virage à droite encore plus marqué. Ils ont soutenu la propagande bourgeoise affirmant l'échec du socialisme. Des groupes pseudo-trotskystes, comme le GIM pabliste, se sont fondus dans le PDS, successeur du SED, parti d'État stalinien, puis dans le Parti de gauche (Die Linke), qui proclamait l'absence d'alternative au capitalisme et prônait sa restauration.
Le CIQI fut la seule force politique à s'opposer à ce renoncement à tout-va et à en tirer les leçons. Il tira la conclusion politique qu'un nouveau parti révolutionnaire ne pourrait émerger des ruines des vieilles organisations politiquement en faillite et qu’il ne pouvait être créé qu’en rassemblant politiquement les travailleurs avancés autour du programme de la Quatrième Internationale. La tâche n’était plus de discréditer les dirigeants réformistes à travers des initiatives tactiques mais de fonder un nouveau parti international avec lequel la classe ouvrière pourrait intervenir comme force indépendante dans la situation politique.
Dans la seconde moitié des années 1990, les sections du CIQI, qui se désignaient auparavant comme des «ligues», se sont transformées en partis. En 1998, elles ont cessé la publication de leurs journaux nationaux imprimés et le CIQI a lancé la publication quotidienne en ligne du World Socialist Web Site.
Elli a joué un rôle important dans ce travail. En 1997, elle a été élue au comité directeur du nouveau parti, où elle a siégé jusqu'en 2024. Elle s'est présentée à plusieurs reprises comme candidate du parti aux élections européennes, fédérales et régionales en Rhénanie-du-Nord-Westphalie. À ce titre, elle est apparue dans des émissions électorales télévisées et des débats publics. Elle a également joué un rôle déterminant dans la collecte des milliers de signatures nécessaires pour inscrire les candidats du parti sur les bulletins de vote.
Libérée du fardeau physique de la vente de journaux, Elli a écrit plus de 300 articles pour le WSWS. Elle y traitait des conditions sociales de la classe ouvrière, des bas salaires, du chômage, de la pauvreté et des sans-abri, ainsi que des attaques contre les réfugiés et les migrants. Elle s'intéressait également aux problèmes rencontrés par les sidérurgistes et les métallurgistes de la Ruhr. Elli a pris des risques personnels pour révéler les scandales de sa propre entreprise, Siemens, et la collaboration d'IG Metall avec la direction. Son courage et sa détermination ont alors été particulièrement manifestes.
En 2004, elle a dénoncé les baisses de salaires drastiques imposées par Siemens sous la menace de délocaliser des milliers d'emplois en Europe de l'Est. «Le rôle des responsables syndicaux est de transmettre et d'appliquer le chantage de la direction. Ils n'ont jamais été disposés à organiser une lutte commune avec les travailleurs hongrois et ceux des autres pays d'Europe de l'Est.»
Et en octobre 2015, lorsque Siemens a lancé un plan de suppressions d'emplois et un nouveau programme d'austérité visant à supprimer plus d'un millier de postes, à imposer des réductions de salaires et à introduire une flexibilisation généralisée des horaires de travail, elle a écrit: «Ce qui apparaît désormais clairement, ce sont les conséquences de la soi-disant 'conciliation des intérêts' signée par le comité central d'entreprise de Siemens.»
Elle a dénoncé sans ménagement la collaboration de l'appareil syndical: «IG Metall et le comité d'entreprise prétendent qu'au terme de longues et difficiles négociations, ils ont quasiment réduit de moitié les suppressions d'emplois prévues, et que c'est là un grand succès. Mais ce ne sont que des paroles en l'air, nées d'un rituel préétabli. D'abord, la direction annonce un grand nombre de licenciements en concertation avec le comité d'entreprise; puis suivent quelques manifestations syndicales totalement inoffensives; et enfin, le comité d'entreprise accepte une réduction des suppressions d'emplois et célèbre cette réduction comme un grand succès.»
A maintes reprises elle tira la conclusion: «Il est d’autant plus urgent d’adopter une perspective socialiste internationale pour la défense des emplois, que ce soit chez Siemens, VW ou Bombardier, pour ne citer que quelques-uns des entreprises internationales qui ont récemment annoncé des suppressions d’emplois massives.»
Elli connaissait le rôle joué par Siemens et d'autres entreprises allemandes, telles que Krupp, Thyssen, IG Farben, VW, Daimler-Benz, le groupe Quandt et la Deutsche Bank, dans la montée du fascisme hitlérien et dans ses crimes. À maintes reprises, elle a écrit sur le refus de la justice allemande de régler les comptes avec les crimes du national-socialisme.
En janvier 2010, lors du procès de John Demjanjuk (article en anglais), ancien gardien SS du camp de concentration de Sobibor, elle écrivait: «Beaucoup des principaux responsables des crimes nazis ainsi que la plupart de leurs complices n’ont jamais été traduits en justice et tenus responsables de leurs actes en République fédérale.» Et poursuivait ainsi :
Les historiens estiment qu'environ 170 000 personnes ont été impliquées dans les meurtres perpétrés par l'Allemagne nazie. Seuls 6 500 coupables ont été condamnés dans l'Allemagne d'après-guerre, et souvent à des peines dérisoires. Non seulement nombre de responsables actifs dans le système judiciaire, les services secrets et la police des nazis n'ont jamais eu à répondre de leurs actes, mais ils ont continué sans interruption leurs activités dans de hautes fonctions [dans l'Allemagne d'après-guerre].
Elli est revenu à plusieurs reprises sur le refus de la République fédérale de faire toute la lumière sur cette question et a également mis en évidence le cas de l'ancien SS Obergruppenführer Hartmann Lauterbacher, que le service de renseignement extérieur (BND) a employé comme agent pendant 13 ans après la guerre.
Elle a également écrit sur les crimes de guerre commis par la Waffen SS et l'armée d'Hitler, la Wehrmacht, en Grèce (Distomo, Céphalonie) et en Italie (Marzabotto). Elle a mis en garde contre l'illusion «que, dans les conditions sociales actuelles, les survivants de ces crimes obtiendront une véritable justice (dans la mesure où cela est du tout possible) et qu'ils recevront une véritable réparation pour les préjudices et les souffrances subis». Elle a ajouté :
Un véritable règlement des comptes avec les crimes du régime nazi allemand et une authentique réconciliation avec les victimes de ces crimes ne sont possibles que par une lutte internationale commune de la classe ouvrière pour vaincre le capitalisme. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la classe ouvrière allemande et européenne fut empêchée de régler des comptes avec le nazisme par les Alliés et les staliniens, qui firent tout leur possible pour sauver l'ordre bourgeois totalement discrédité.
Avec la même détermination, elle a dénoncé les nouveaux crimes et leurs conséquences sociales. Elle a maintes fois évoqué les inondations catastrophiques de la vallée de l'Ahr, où de nombreuses vies auraient pu être sauvées. «Il ne reste que colère et amertume face à une politique qui a échoué de façon si désastreuse et qui, encore aujourd'hui, le nie avec provocation», a-t-elle écrit.
Sa défense des réfugiés et des migrants, son rejet des expulsions et de l'extrémisme de droite, résonnent aujourd'hui comme une prophétie. Elle est revenue à plusieurs reprises sur ce sujet qui lui tenait particulièrement à cœur. Elle a écrit sur les attaques et les incendies criminels d'extrême droite, sur les violences policières racistes et sur les nouvelles lois relatives à l'asile et à l'immigration.
En mars 2002, elle a rédigé, avec Ulrich Rippert, l'appel «Des xénophobes au gouvernement», dirigé contre la nouvelle loi sur l'immigration du gouvernement Schröder-Fischer. On y lisait: «Le caractère d'un gouvernement se révèle toujours le plus clairement dans la manière dont il traite les membres les plus vulnérables de la société.» L'adoption de cette loi constituait un grave avertissement: «La violence et l'agressivité avec lesquelles les droits sociaux et politiques des étrangers sont attaqués visent également les bénéficiaires de prestations sociales, les chômeurs et la grande majorité des travailleurs. »
Durant cette période également, Elli a participé à de nombreuses conférences, formations et congrès d'autres sections, notamment le congrès du Socialist Equality Party britannique (SEP) à Sheffield en 2016 et celui du SEP américain dans le Michigan en 2018. Pour la jeune génération, comme l'exprime un des messages de condoléances, elle était «l'une des visages du mouvement».
Les dernières années
À l'automne 2020, Elisabeth Zimmermann prit sa retraite, mais elle ne put en profiter longtemps. Deux ans plus tard seulement, elle fut victime d'un grave AVC. Dès lors, elle souffrit d'hypertension, de troubles du sommeil aigus et de problèmes cardiaques, et dut prendre régulièrement de lourds médicaments. C'est également durant cette période que sa mère décéda, pour laquelle Elli rédigea une longue nécrologie.
Néanmoins, Elli continua de rendre visite à ses camarades, même à distance, et d'assister aux manifestations et réunions du parti. Sa dernière visite à Berlin remonte au 19 novembre, pour assister à la conférence de David North intitulée «Où va l'Amérique?» à l'Université Humboldt.
La disparition tragique et prématurée d'Elli prive le SGP, le CIQI et la classe ouvrière d'un membre précieux. Elisabeth Zimmermann-Modler fut l'une des rares personnes de sa génération à avoir, en dépit des fortes pressions politiques et idéologiques, consciemment choisi de consacrer sa vie entière au service de la classe ouvrière. Elle avait compris que cela impliquait la construction du parti trotskyste international, et elle resta fidèle à cette voie pendant plus de cinquante ans.
La vie d'Elli a incarné ce que le mouvement ouvrier a de meilleur, et fait partie intégrante de l'histoire de notre propre mouvement. Il est remarquable de constater la force, l'endurance et la loyauté indéfectible dont elle a fait preuve pour la construction du Comité international de la Quatrième Internationale. Elle entrera pour cela dans l'histoire comme combattante pour l’émancipation de la classe ouvrière internationale.
