Dans les derniers mois, le roman Que notre joie demeure de l’auteur québécois Kevin Lambert a remporté les prix Décembre et Médicis, en plus d’être retenu dans la première sélection du prestigieux prix Goncourt. Il s’agit de récompenses bien méritées pour un ouvrage honnête qui – malgré certaines faiblesses – décrit de façon réaliste comment la classe dirigeante et les couches les plus privilégiées de la classe moyenne subordonnent toute la société à leur enrichissement et confort personnel.
Lambert a aussi été impliqué dans une controverse lorsque le Premier ministre réactionnaire du Québec, le multimillionnaire et ex-PDG François Legault, a publié sur Facebook un commentaire louangeant Que notre joie demeure et qualifiant faussement le roman de «critique nuancée de la bourgeoisie québécoise». Lambert a répondu en pointant la responsabilité du gouvernement Legault pour les problèmes présentés dans le livre en raison de ses «politiques destructrices, anti-pauvres, anti-immigrants, pro-propriétaires et pro-riches».
Publié en 2022, Que notre joie demeure est le troisième roman de l’auteur de 31 ans, après Tu aimeras ce que tu as tué (2017) et Querelle de Roberval (2018).
Le roman est centré autour du personnage de Céline Wachowski, une architecte et femme d’affaires québécoise renommée mondialement pour ses projets architecturaux d’envergure. «Céline» est aussi une célébrité qui a sa propre série Netflix et qui défile sur les tapis rouges hollywoodiens. Elle figure au 203e rang du classement Forbes avec une fortune estimée à 7,2 milliards de dollars.
Le premier chapitre du livre se déroule dans une luxueuse demeure montréalaise où Céline assiste à une fête somptueuse organisée pour l’anniversaire de Dina, sa meilleure amie. Cette première partie met en place l’univers privilégié dans lequel se déroule le roman: les riches et puissants invités discutent autour de la piscine intérieure alors que des employés déambulent entre eux pour leur servir bouchées et vins hors de prix.
Après cette introduction, l’intrigue du roman tourne autour d’un contrat obtenu par Céline pour dessiner les plans d’un immeuble pour Webuy, une entreprise de la Silicone Valley qui veut déménager son siège social à Montréal. Alors que l’establishement politique et médiatique est enthousiasmé par les plans de Céline et les retombées du projet pour Montréal, des activistes pour le droit au logement organisent des manifestations modestes aux abords du chantier de construction. Cette opposition va prendre de l’ampleur au fil du roman et former le cœur d’évènements qui vont affecter la vie privilégiée de Céline et des gens qui gravitent autour d’elle.
Tout d’abord, c’est la publication d’une enquête sur Céline par le magazine américain New Yorker qui va intensifier l’opposition au projet Webuy. L’architecte y est principalement accusée de contribuer à l’embourgeoisement, un processus par lequel des résidents à faibles revenus sont déplacés d’un quartier en raison d’un afflux de nouveaux résidents bien nantis. Le magazine lui fait une myriade d’autres reproches, certains sur ses caractéristiques personnelles (elle est une patronne «tyrannique» qui méprise les femmes plus jeunes qu’elle), d’autres sur ses pratiques en affaires (fabrication de meubles dans une usine au Sri Lanka où les conditions de travail étaient «déplorables», évitement fiscal et investissements non éthiques).
Le tragique suicide d’un restaurateur montréalais ruiné par l’augmentation du prix du loyer et réduit à vivre dans un parc est ensuite repris par les opposants au projet Webuy comme exemple des conséquences des pratiques destructrices de Céline. Les manifestations prennent alors une grande ampleur et sont de plus en plus dirigées contre la personne de Céline. De «sporadiques et joyeuses», elles deviennent «hebdomadaires et brutales», provoquant une violente répression policière.
Face à la crise qui menace sa carrière, Céline se réfugie dans son manoir de Montréal, entourée de domestiques, de gardes du corps et d’œuvres d’art de grande valeur. Retranchée dans un monde de richesses accessible à une infime minorité, elle se convainc pourtant qu’elle est une victime injustement persécutée et rejette toute responsabilité pour les problèmes causés par ses projets et entreprises puisque «les architectes n’ont aucun pouvoir décisionnel».
Désœuvrée, elle accepte de collaborer avec des professeurs de philosophie de l’Université Stanford en Californie qui préparent le « livre noir de Silicon Valley» pour révéler «dans un charabia académique» la participation de ces entreprises à l’embourgeoisement, à l’exploitation des travailleurs immigrants et aux manigances impérialistes. En récompense de sa collaboration avec les auteurs, le livre excuse Céline, au motif que les «dynamiques à l’œuvre dépassent ses actions immédiates». Cela contribue à la sortir de la dépression dans laquelle elle était plongée.
Mais, signe de la disgrâce dans laquelle Céline est tombée avec la controverse Webuy, la fête surprise que Dina lui organise pour son 70e anniversaire est loin d’être aussi prisée que celle du début du roman. Beaucoup de gens en vue hésitent encore à côtoyer Céline et la célébration ne compte que 20 convives. La fête est toutefois opulente, le repas gastronomique est préparé par une cuisinière professionnelle, alors que les vins dispendieux et le champagne leur sont servis par des travailleurs embauchés à cette fin. Elle prend fin brusquement lorsque des manifestants cagoulés font irruption dans le manoir de Céline et forcent tout le monde à se réfugier dans une chambre dont ils barricadent la porte.
Après cet évènement dramatique, Céline utilise son temps et sa notoriété pour dénoncer les milliardaires, les entreprises et les politiciens sur toutes les tribunes. Au cours d’une conversation, elle révèle cependant qu’elle ne pense pas un mot de ce qu’elle dit – elle trouve «ridicule» l’idée même qu’il ne devrait plus avoir de milliardaires – et ne fait ces interventions que pour son gain personnel et à titre de vengeance contre un monde qui l’a écartée.
Dans ce qui est sans doute son élément le moins convaincant, le récit se termine par un retour sur une vision fantastique qu’a eue Céline au début du récit et qui est dépeinte d’un point de vue purement psychologique et séparé des brûlantes questions sociales qui traversent le roman.
Malgré cette fin quelconque, Que notre joie demeure est un roman intéressant et important. Tout d’abord, Lambert est un auteur de talent, capable de décrire des personnages, des lieux ou des époques en quelques phrases à l’aide d’une plume imagée et évocatrice. Le récit est d’une grande fluidité, même si l’auteur explore des idées et des phénomènes sociaux complexes.
Prenons par exemple ce passage sur les projets grandioses de développement immobilier à Montréal:
Un grand virage est amorcé par la Ville, rêvé depuis longtemps par l’élite politique et économique dans des conseils d’administration, dans des réunions d’élus à portes closes, des soupers à rideaux tirés et dans les couloirs de départements universitaires où on parle d’un avenir doré pour Montréal, le vieux rêve d’une ville qui atteindrait finalement la maturité du marché immobilier international remue les carcasses d’étonnants valets de la finance, leurs visions germent dans les HEC et les associations de propriétaires pour donner, vers la fin de l’été, des fruits grossièrement coupés et jetés ensemble dans un grand bol, sur lesquels on déverse un jus presque tourné et quelques cuillerées de sucre blanc pour cacher le goût, on se gave de cette capiteuse salade sur les voiliers de promoteurs, dans les chalets luxueux de dirigeants syndicaux, dans les salles de lunch d’un cabinet d’ingénieur ou au party de Noël d’un bureau d’avocats.
Plus important encore, le roman se distingue de la plupart des œuvres littéraires de l’époque actuelle qui, au Québec comme ailleurs, se concentrent sur la psychologie individuelle et les préoccupations identitaires égocentriques des couches aisées de la classe moyenne. Au contraire, Lambert est un artiste sensible aux réalités de la société capitaliste dont il fait une description brutalement honnête.
L’œuvre se démarque aussi parce que Lambert a choisi de présenter les actions et motivations prédatrices des ultra-riches de manière crue, sans le filtre à l’eau de rose des grands médias.
Ses personnages appartiennent à la classe dirigeante; ce sont les capitalistes milliardaires, la classe politique qui les sert, les professionnels privilégiés qui s’occupent de leurs affaires comptables, boursières et juridiques, et les vedettes du cinéma, de la télévision et de la musique qui les côtoient.
Pour eux, la vie est belle. Les «problèmes» présentés par Lambert au fil du livre – l’itinérance, la pauvreté, les inégalités sociales, la corruption, la violence policière – ne les affectent aucunement, si ce n’est positivement en contribuant à l’accroissement et à la protection de leur richesse.
Le roman explore aussi le discours public et interne que les élites développent pour éviter d’être trouvées responsables des conséquences sociales néfastes de leurs actions. Ainsi, Céline excuse son rôle dans le licenciement de travailleurs en affirmant que «Quand on n’a plus de job à te donner, on n’a plus de job à te donner, c’est toute, on peut pas payer le monde à rien faire. […] Parfois on prend des décisions difficiles, mais c’est parce qu’on n’a pas le choix».
Écartant le discours moralisateur facile, l’auteur met en lumière les conditions objectives du capitalisme qui déterminent le comportement des membres de la classe dirigeante. Leurs actions ne sont pas que le résultat de leur cupidité personnelle. On peut voir à travers le récit comment elles découlent de la pression que le système capitaliste et sa course effrénée aux profits leur imposent.
La description de la classe dirigeante est l’une des grandes forces du roman de Lambert. Ses personnages reflètent honnêtement les types sociaux qui appartiennent aux couches aisées de la société. En plus de Céline la multimilliardaire, Lambert introduit Pierre-Moïse, un architecte de talent et le plus proche collaborateur de Céline. Né au Québec de parents haïtiens, Pierre-Moïse est aussi homosexuel. Avec son partenaire Nathan, il forme un couple très à l'aise qui possède une luxueuse maison en plein cœur de Montréal et une résidence secondaire cossue au bord d’un lac dans les Laurentides.
Ayant atteint les sommets de sa profession, avec prestige et millions de dollars à la clé, Pierre-Moïse est en réflexion constante sur son identité d’homme noir, sur ce qu’il a dû faire pour «rentrer dans le rang» et «penser comme un blanc». Les personnages de Pierre-Moïse et de Nathan représentent concrètement le carriérisme et l’opportunisme qui habitent les couches aisées obsédées par les questions de genre, de race et d’orientation sexuelle. La nature réactionnaire des politiques identitaires est capturée par Nathan qui déclare que «la Révolution c’est s’il y a plus de gens de couleur, de femmes et de gais sur les conseils d’administration».
Le roman présente aussi Dina, une femme sans occupation apparente qui partage son temps entre de luxueuses résidences à Montréal et à Hong Kong avec son mari Cai, un homme d’affaires impliqué dans les déprédations des compagnies minières canadiennes en Afrique. Dina discourt prétentieusement au sujet du bienveillant capitalisme qui enrichit «toutes les populations» et fait reculer «la pauvreté d’année en année», tout en déplorant «une forme de racisme» à l’égard des riches, une haine qui découle selon elle «d’une peur viscérale de l’argent».
À travers ces personnages et d’autres, Lambert révèle l’insensibilité et le mépris de la classe dirigeante à l’égard de la classe ouvrière. L’auteur décrit une panoplie de maux sociaux causés par le capitalisme sur un ton banal et sans émotion, reflétant l’état d’esprit de l’élite dirigeante pour qui la pauvreté et la misère des travailleurs ne sont que des faits normaux et insignifiants, pas différents d’une série de chiffres sur un rapport comptable.
Au final, Que notre joie demeure présente un portrait dévastateur de l’indifférence croissante de la classe dirigeante à toute autre chose que son propre enrichissement.
Il y a une signification objective à ce qu’un tel ouvrage paraisse en cette période de crise mondiale du capitalisme: la situation sociale explosive qui découle de l’énorme fossé qui existe entre l’élite dirigeante et le reste de la population force son chemin dans la conscience artistique des auteurs les plus sérieux et les plus honnêtes.
Il faut toutefois noter que, contrairement aux personnages évoluant dans les hautes sphères de la société qui sont dépeints de manière riche et convaincante, les personnages issus des milieux ouvriers sont plutôt unidimensionnels.
Dans Que notre joie demeure, les travailleurs sont présentés comme des individus aux pensées anodines qui ont pour principale occupation d’envier les richesses qu’ils voient lorsqu’ils servent les membres de l’élite sociale. Les opposants au système capitaliste sont avant tout des groupes de jeunes radicaux petits-bourgeois qui veulent «changer le monde» par des actes de violence individuels malavisés. Lorsque Céline exprime la peur que la classe dirigeante éprouve à l’égard des travailleurs, ce n’est pas en tant que force sociale capable de défier le système de profit, mais en tant qu’individus plus jeunes et plus forts susceptibles de les agresser physiquement ou sexuellement.
Si la conclusion du récit est décevante, serait-ce parce que l’auteur lui-même ne voit pas de force sociale capable d’offrir une alternative à l’abîme dans lequel la bourgeoisie parasitaire est en train de plonger toute la société?
Cette faiblesse de Que notre joie demeure ne révèle pas un «défaut» de Lambert en tant qu’individu. Elle reflète plutôt un problème objectif lié à la rupture du lien qui, à une époque historique antérieure, unissait les artistes les plus sérieux aux luttes de la classe ouvrière pour le progrès social – rupture dont la responsabilité incombe au stalinisme et au subjectivisme extrême promu par toutes les variétés de post-modernisme.
Cependant, à mesure que la classe ouvrière mondiale intensifie sa lutte contre les politiques d’austérité, de guerre et de génocide de la classe dirigeante, les artistes les plus honnêtes seront poussés à étudier plus sérieusement la riche histoire des luttes révolutionnaires de la classe ouvrière, à «redécouvrir» ainsi les travailleurs en tant que sujets de l’histoire, et à intégrer cette conception historique plus réaliste à leurs œuvres.
On peut espérer que Kevin Lambert, qui se démarque dans le climat actuel par sa sensibilité à certaines réalités de la société capitaliste, empruntera cette voie. En attendant, Que notre joie demeure est un roman qui vaut la peine d’être lu en dépit de ses limites.