Cent cinquante ans après le partage impérialiste de l'Afrique, et six décennies après que les drapeaux de l'indépendance formelle aient été hissés pour la première fois, le continent est une poudrière sociale.
Les manifestations de masse en Tanzanie ont brisé le mythe d'un pays de safaris paisibles, de plages idylliques et de stabilité capitaliste. La semaine dernière, des centaines de milliers de jeunes ont envahi les rues pour dénoncer l'élection frauduleuse organisée par la présidente Samia Suluhu Hassan et son parti, le Chama Cha Mapinduzi (Parti de la Révolution, CCM). Bravant les couvre-feux, les coupures d'internet, les tirs à balles réelles, les gaz lacrymogènes et le déploiement de l'armée, ils ont transformé en rébellion massive ce que le régime espérait être une facile mascarade électorale. Selon les informations disponibles, des centaines de manifestants ont été tués.
Cette explosion sociale fait partie d’un mouvement de radicalisation plus large qui déferle sur les anciens pays colonisés. Au cours des dix-huit derniers mois, des dizaines de millions de personnes sont descendues dans la rue: au Kenya , en Angola et au Nigeria contre les hausses d'impôts et l'austérité imposée par le Fonds monétaire international (FMI); au Cameroun , au Mozambique et en Tanzanie contre les élections truquées et la répression policière; au Maroc contre le manque d'investissement dans la santé et l'éducation, alors que l'État consacre des ressources considérables aux stades de football; à Madagascar et en Afrique du Sud contre la corruption et les pénuries chroniques d'eau et d'électricité. Des manifestations similaires contre la pauvreté extrême et les inégalités sociales ont éclaté au Bangladesh , au Népal et au Pérou .
Des manifestations de masse ont également éclaté dans les centres impérialistes, réfutant objectivement l’affirmation des tendances tiers-mondistes et panafricaines qu’aucune lutte révolutionnaire ne pouvait se développer là. Aux États-Unis, sept millions de personnes ont manifesté contre le régime Trump et sa tentative d'instaurer une dictature fasciste. Partout en Europe, des millions de personnes ont participé à des grèves et à des manifestations de masse contre le génocide israélien à Gaza, soutenu par l'Occident.
Il est significatif que la nouvelle vague de protestations qui déferle sur l'Afrique commence à s'étendre au-delà des frontières tracées par l'impérialisme européen à la conférence de Berlin en 1884-1885. Aux frontières de la Tanzanie, des manifestants venus du Malawi et du Kenya voisins ont attaqué des postes-frontières, affronté la police et franchi la frontière pour soutenir les manifestants. L'année dernière, lors des manifestations de masse au Mozambique, l'Afrique du Sud a fermé sa principale frontière avec le pays et a ordonné à la police de tirer des balles en caoutchouc sur les manifestants qui tentaient d'entrer. Sur tout le continent, une prise de conscience grandissante émerge: il ne s'agit pas de crises nationales isolées, mais de l’expression variée d'une lutte commune.
À l'avant-garde de ces luttes se trouve une nouvelle génération. Née entre la fin des années 1990 et le début des années 2010, la Génération Z a été radicalisée par les insupportables inégalités sociales. Elle est née dans un monde marqué par les guerres d'Irak et d'Afghanistan et a grandi au milieu de la destruction de la Libye par l'OTAN et de conflits régionaux interminables comme les guerres du Congo qui ont fait des millions de morts. Ses années de formation ont été marquées par le krach financier de 2008, la pandémie de 2020 et l'accélération des catastrophes climatiques. Elle atteint l'âge adulte dans un monde hanté par le génocide de Gaza, les préparatifs de guerre contre la Russie et la Chine et la normalisation de la politique fasciste à travers le monde, incarnée par le président américain Trump.
La Génération Z africaine, dont l'âge médian n'est que de dix-neuf ans, a grandi sur le continent le plus pauvre du monde, où près d'un tiers de la population, soit quelque 400 millions de personnes, vit sous le seuil international de pauvreté, fixé à 2,15 dollars américains par jour. Malgré ses immenses richesses minières, l'Afrique concentre les deux tiers de ceux dans le monde qui vivent dans l'extrême pauvreté. Plus d'un enfant sur quinze meurt avant son cinquième anniversaire, et une femme sur 36 décède des suites de l'accouchement. Seuls deux tiers des adultes savent lire et écrire, et à peine 6 pour cent des jeunes accèdent à l'enseignement supérieur. Chaque année, plus de dix millions de personnes arrivent sans emploi sur le marché du travail, ce qui force nombre d'entre elles à se tourner vers le travail informel, la précarité et le désespoir. Le mythe de «l'Afrique émergente» est devenu une triste farce.
À l'inverse, l'Afrique possède sa propre classe d'oligarques. Les dix Africains les plus riches contrôlent une fortune cumulée d'environ 90 milliards de dollars américains, soit plus que le PIB total de 45 des 49 pays subsahariens du continent. Parmi eux figurent le Nigérian Aliko Dangote dont la fortune s'élève à environ 15 milliards de dollars, le Sud-Africain Johann Rupert avec près de 10 milliards, son compatriote Nicky Oppenheimer, 9 milliards, et les frères Sawiris (Nassef, Naguib et Samih), égyptiens, qui détiennent ensemble plus de 20 milliards. Ils incarnent une élite parasitaire dont la fortune repose sur l'extraction impitoyable des richesses créées par la classe ouvrière africaine, richesse bâtie sur la main-d’oeuvre à bas coût, le pillage des biens d'État et celui des ressources naturelles.
La classe ouvrière et la question du pouvoir d'État
La radicalisation qui se produit actuellement parmi les jeunes et les travailleurs restera politiquement désarmée si elle ne se reconnaît pas comme partie intégrante d'une lutte de classes historique. La question essentielle n'est pas celle d'une révolte générationnelle, mais celle du pouvoir de classe et d'État. Le problème posé par ces mouvements est le même que celui auquel a été confrontée toute révolution antérieure: quelle classe gouvernera la société?
La classe ouvrière est la seule force sociale capable d'unir contre le système capitaliste qui est à la racine de l'exploitation, des inégalités et de la guerre toutes les couches opprimées de la société, dont les chômeurs, les pauvres ruraux et les classes moyennes appauvries.
Tant que la machine d'État capitaliste existera, la classe dirigeante continuera de régner. Elle ne règne pas seulement par le biais de tel ou tel gouvernement, mais grâce à l'appareil permanent de la coercition étatique – la police, l'armée, les tribunaux et la bureaucratie – qui garantit la propriété privée. Les gouvernements changent, mais l'État demeure, protégeant les intérêts de la classe capitaliste. Pour la bourgeoisie, la seule issue à sa crise est une politique de destruction sociale qui prend la forme de l'austérité, des privatisations et des suppressions d'emplois, des baisses de salaires et de la suppression des services essentiels.
Pour contrer et vaincre les attaques de la bourgeoisie, la classe ouvrière doit agir indépendamment de tous les partis bourgeois et petits-bourgeois qui cherchent à étouffer la lutte des classes au nom du compromis. Elle doit se doter de ses propres organes de lutte indépendants, tels que des comités d'action, des conseils ouvriers et des assemblées populaires, ancrés dans les lieux de travail, les usines, les plantations, les quartiers et les communautés rurales. C'est seulement par le biais de ces organisations que les travailleurs pourront faire valoir leurs intérêts de classe et commencer à affronter, puis à renverser, le pouvoir d'État de la classe capitaliste.
Les leçons de l'histoire
Ces tâches découlent d'un siècle et demi d'expérience historique concrète. La Commune de Paris de 1871 a démontré pour la première fois que la classe ouvrière pouvait s'emparer du pouvoir et entreprendre une réorganisation de la société selon des principes socialistes, mais elle a aussi révélé les conséquences fatales de l'absence d'une direction révolutionnaire. La Révolution russe de 1917 a confirmé cette leçon, prouvant que, menée par un parti révolutionnaire armé de la théorie marxiste, la classe ouvrière pouvait renverser le capitalisme et instaurer un État ouvrier.
La dégénérescence ultérieure de l'Union soviétique sous le stalinisme a confirmé l'analyse de Léon Trotsky et de l' Opposition de gauche qui ont lutté pour défendre le programme de la révolution internationale contre la théorie nationaliste du «socialisme dans un seul pays». Contre les courants staliniens, néo-staliniens et nationalistes actuels qui promeuvent une théorie des deux stades sous la bannière des «révolutions démocratiques nationales», prétendant que la classe ouvrière des pays arriérés doit d'abord traverser une longue phase de démocratie bourgeoise avant d'accéder au socialisme, et contre les tendances morénistes qui réclament aujourd'hui des «assemblées constituantes» — une revendication visant à créer un nouveau parlement ou à refonder l'État bourgeois sur des bases prétendument plus démocratiques — Trotsky expliquait que de tels mots d’ordre servaient à détourner les mouvements révolutionnaires de la lutte pour le pouvoir ouvrier.
Léon Trotsky élabora la théorie de la révolution permanente. Il insista sur le fait que, dans les pays ayant connu un développement capitaliste tardif, la résolution des tâches démocratiques, associées aux révolutions bourgeoises du XIXe siècle, notamment l'unité nationale et la réforme agraire, était désormais indissociable de la prise du pouvoir par la classe ouvrière. Il souligna que le développement mondial du capitalisme à l'époque impérialiste, conjugué à la crainte d'une classe ouvrière déjà développée et menaçant ses intérêts, poussait la bourgeoisie nationale dans les bras des puissances impérialistes qui s'étaient déjà partagé le monde.
La réalisation du socialisme doit reposer sur la même réalité objective d'une économie mondialisée et sur le caractère international de la classe ouvrière. Les travailleurs africains doivent s'efforcer de conquérir le pouvoir et de former leur propre État, en offrant une direction aux masses rurales. Mais le succès d'une révolution socialiste, même amorcée dans un seul pays, exige qu'elle s'étende aux pays voisins et ne peut s'accomplir pleinement que sur la scène internationale.
En Afrique, cette vérité fut tragiquement confirmée par d'immenses effusions de sang. Rien ne l'illustre mieux que les anciens mouvements de libération nationale tels que l'ANC, le FRELIMO, le MPLA, la ZANU-PF, le CCM, la SWAPO et d'autres encore, transformés en instruments d'oppression de classe. Ils ont perpétué l'appareil d'État colonial et la structure de classe qu'ils prétendaient avoir renversés. Leurs économies sont restées asservies aux exigences du capital étranger par le biais de la dette, du commerce et du pillage des matières premières. De ce contexte a émergé la nouvelle bourgeoisie africaine, devenue l’instrument politique déclaré des gouvernements impérialistes, des multinationales et des banques.
Sans tirer consciemment les leçons de ces expériences, les luttes actuelles de la Génération Z seront condamnées à des cycles de protestation sans direction: la proie de nouveaux démagogues colportant des promesses de réforme démocratique, et victimes de la récupération politique par quelques-uns. Les expériences vécues récemment sur le continent sont un avertissement.
Au Kenya, un an après que des millions de personnes aient défilé dans les rues sous le slogan «Ruto doit partir», le président William Ruto se maintient au pouvoir, accentuant l'austérité imposée par le FMI et consolidant son emprise dictatoriale. Son régime a tué plus de 256 manifestants, en a blessé des milliers et en a enlevé des dizaines. Des centaines de personnes sont actuellement jugées pour terrorisme, une accusation fallacieuse. Au Mozambique, malgré les plus importantes manifestations de l'histoire du pays, le gouvernement du FRELIMO reste au pouvoir après avoir tué 411 manifestants et arrêté plus de 7 000 personnes. En Angola, le MPLA a conservé le pouvoir et a tué au moins 29 personnes. Au Cameroun, au moins 23 personnes ont été tuées lors des manifestations qui continuent contre le président Paul Biya, âgé de 92 ans.
Des informations en provenance de Tanzanie indiquent que des jeunes se sont rendus dans des casernes militaires pour solliciter du soutien. Or, la dure expérience montre que l'intervention militaire dans les soulèvements populaires n'a jamais pour but de réaliser les aspirations des masses, mais de les réprimer. En Égypte et en Tunisie en 2011, la prétendue neutralité de l'armée a servi à désamorcer les mobilisations révolutionnaires et à rétablir l'ordre bourgeois. Au Burkina Faso, au Mali et au Niger, les forces armées ont pris le pouvoir dans un contexte d'opposition massive à la guerre menée par l'impérialisme français au Mali et dans tout le Sahel (2013-2022), brandissant un discours anti-impérialiste. Ces régimes, cependant, à l'instar de ceux qu'ils ont remplacés, défendent les rapports de propriété capitalistes et les intérêts de la bourgeoisie nationale.
La nécessité d'une direction trotskyste
Les événements qui se déroulent en Afrique mettent en lumière le problème central de tout mouvement révolutionnaire: la direction. Le courage de la jeunesse doit trouver une orientation politique consciente dans la construction d’un mouvement trotskyste révolutionnaire.
Au sein de l'establishment politique, la classe ouvrière ne trouvera aucune alternative. La dégénérescence politique des élites dirigeantes a son pendant dans la faillite de ce qui passe pour de l'opposition. En Afrique du Sud, celle-ci est composée de scissions de l'ANC, le Parti l' uMkhonto weSizwe (MK) et les Combattants pour la liberté économique (EFF). Le premier est dirigé par l'ancien président corrompu et milliardaire Jacob Zuma, et le second par Julius Malema, un entrepreneur qui a amassé des millions grâce à des marchés publics obtenus de manière frauduleuse. Au Cameroun, Issa Tchiroma Bakary se présente comme une figure de l'opposition alors qu'il a passé des décennies au service de la dictature de Biya, occupant des postes ministériels. Au Mozambique, le prédicateur évangélique d'extrême droite Venâncio Mondlane entretient des liens avec le CHEGA, parti d'extrême droite portugais, et soutient Bolsonaro et Trump. Au Kenya, des figures de l'opposition telles que Rigathi Gachagua, Kalonzo Musyoka, Martha Karua et Fred Matiangi sont toutes impliquées dans la mort de manifestants lorsqu'elles étaient au pouvoir.
Dans toute l'Afrique, l'opposition est principalement composée de partis favorables aux entreprises. Au Zimbabwe, le Mouvement pour le changement démocratique (MDC) s'engage à «privatiser et à restaurer la confiance des affaires». En Tanzanie, CHADEMA plaide pour une réduction de l'impôt sur les sociétés et la création d'un «environnement propice aux investisseurs» dans les secteurs minier, pétrolier et gazier. En Ouganda, le programme du millionnaire Bobi Wine, du Parti de l'unité nationale (NUP), promet de «restaurer la confiance dans notre économie» et de «stabiliser notre environnement des affaires […] afin de renforcer le secteur privé».
Il s'agit là de forces pro-capitalistes, pro-impérialistes, menées par de hautes couches des classes moyennes aisées et des capitalistes dont les ambitions d'enrichissement et d'influence ont été contrariées par les élites dirigeantes actuelles. Leur objectif n'est pas de renverser le pouvoir capitaliste, mais de consolider leur propre place au sein de celui-ci. Qu'elles se drapent dans des slogans populistes, des initiatives anticorruption, des discours nationalistes ou des appels à la démocratie et aux réformes, toutes défendent l'ordre capitaliste qui condamne des millions de gens à la pauvreté.
Aucun n'a de réponse aux deux questions centrales auxquelles est confronté le continent africain: le fardeau écrasant de la dette et la marche effrénée vers la guerre.
Les gouvernements africains sont pris au piège d'une spirale d'endettement catastrophique. Encouragés par le FMI, la Banque mondiale et les investisseurs occidentaux à émettre des euro-obligations pendant la période de crédit bon marché, ils doivent faire face à la hausse des taux d'intérêt mondiaux et aux chocs de la pandémie de Covid-19 et de la guerre menée par l'OTAN contre la Russie, aggravés par les droits de douane imposés par Trump. Plus de vingt pays africains sont déjà en défaut de paiement ou s’en approchent. Le service de la dette absorbe plus de la moitié du budget national de nombreux pays, les obligeant à des coupes drastiques dans l'éducation, la santé et les salaires afin de garantir les paiements aux banques étrangères et aux détenteurs d'obligations.
Dans le même temps, le continent africain se transforme rapidement en nouveau front d’une Troisième Guerre mondiale en plein développement. La lutte entre États-Unis et puissances impérialistes européennes d’une part et des puissances capitalistes comme la Chine et la Russie de l’autre, entraîne une ruée pour le contrôle des ressources, des marchés et des positions stratégiques de l’Afrique. Les immenses réserves de pétrole, de gaz, de cobalt, de cuivre et de lithium du continent le rendent indispensable à la satisfaction des besoins militaires et industriels.
La tâche qui incombe à la nouvelle génération est de bâtir une nouvelle direction, ancrée dans les leçons de l'histoire du XXe siècle et guidée par la théorie de la révolution permanente de Trotsky, pour faire avancer la lutte pour le socialisme et l’émancipation de l'humanité. Cela implique la création de sections du Comité international de la Quatrième Internationale, le mouvement trotskyste mondial, sur tout le continent africain.
L'alternative est claire: soit la descente continue aux enfers sous le capitalisme, descente marquée par la guerre, la dictature et l'effondrement social, soit l'unification socialiste de la classe ouvrière et de la jeunesse africaines dans une lutte pour les États socialistes unis d'Afrique, comme partie intégrante de la révolution socialiste mondiale. Une fédération d'États ouvriers africains abolirait les frontières artificielles tracées par le colonialisme, exproprierait les banques, les mines, les plantations et les trusts multinationaux, et orienterait les vastes ressources du continent vers la satisfaction des besoins humains. Elle mettrait fin à la domination impérialiste et créerait les conditions nécessaires à l'éradication de la pauvreté, de l'ignorance et des maladies.
Il faut concevoir la révolution africaine comme une partie inséparable de la révolution socialiste mondiale. C’est la seule façon pour que l’immense énergie de la jeunesse et de la classe ouvrière africaines trouve son expression politique consciente et que s’ouvre un nouveau chapitre dans la libération de l’humanité. C’est là la tâche historique à laquelle est confrontée la Génération Z.
(Article paru en anglais le 5 novembre 2025)
